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Ludicisation de la gestion de classe avec Classcraft, une
étude systémique
Guillaume BONVIN (HEP Vaud et TECFA/Université de Genève),
Éric SANCHEZ (TECFA/Université de Genève)
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RÉSUMÉ : Ce
papier porte sur une étude empirique conduite dans des écoles
secondaires, en Suisse et au Brésil et qui concerne Classcraft, un jeu
numérique de gestion de classe. Les premiers travaux qui ont
été menés s’appuient sur la Théorie des
situations didactiques. Ils visent à comprendre la manière dont le
comportement des élèves est influencé par le jeu. Ils
mobilisent un modèle qui situe l’expérience de jeu dans un
contexte qui comprend la situation de jeu, le travail de l’enseignant qui
intègre le jeu et la culture organisationnelle de l’institution
dans laquelle ce dernier exerce. Les analyses qui ont été
menées s’appuient sur une méthodologie mixte : recueil
des traces numériques d’interaction, conduite d’entretiens
semi-directifs avec les personnes impliquées et observations in situ.
MOTS CLÉS : Gestion
de classe, apprentissage par le jeu, analytique de l’apprentissage,
ludicisation, gamification, Classcraft. |
Ludicization of classroom management with Classcraft. A systemic study |
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ABSTRACT : This
paper draw on an empirical study about Classcraft, a digital game dedicated to
classroom management, conducted in secondary schools in Switzerland and Brazil.
The study is based on the Theory of didactical situations. It aims to understand
how students’ behavior is influenced by the game and rely on a model that
situates the game experience in a context that includes the game; the
teacher’s task, which integrates the game; and the organizational culture
of the institution in which the teacher work. The analyses that were carried out
are based on a mixed methodology: collection of digital traces of interaction,
semi-structured interviews with the people involved and in situ observations.
KEYWORDS : Classroom
management, game-based learning, learning analytics, ludicization, gamification,
Classcraft. |
1. Introduction
La gamification, parfois traduite par
ludification en français, est généralement définie
comme l’emploi d’éléments ou de mécaniques
ludiques dans le cadre d’une situation réputée a
priori non ludique telle qu’une situation d’apprentissage (Deterding et al., 2014).
Des définitions plus récentes tentent de prendre en compte
qu’il n’existe pas d’éléments ou de
mécaniques de jeu intrinsèquement ludiques et que le jeu est
subjectif et performatif (Seaborn et Fels, 2015).
Ces définitions conduisent à considérer que la question de
la conversion d’une situation d’apprentissage en jeu relève
d’un processus de ludicisation (Genvo, 2011) qui
permet d’insister sur le fait que cette conversion conduit à
changer le sens attribué à la situation.
Nous avons ici pour objectif de caractériser les effets de la ludicisation sur le comportement en classe d’élèves
de l’enseignement secondaire. De plus nous souhaitons interpréter
ces effets en adoptant une perspective systémique
c’est-à-dire en interrogeant les acteurs impliqués :
élèves, enseignants, et autorités administratives.
L’analyse que nous menons s’appuie sur un modèle didactique
qui a été retenu parce qu’il permet de prendre en compte la
dimension subjective du jeu, les effets des décisions prises par
l’enseignant en termes d’implémentation et d’animation
du jeu ainsi que la culture organisationnelle de l’institution au sein de
laquelle l’enseignant exerce. Cette analyse s’appuie sur une
étude empirique conduite dans deux écoles en Suisse et au
Brésil qui a permis d’expérimenter Classcraft, une
plateforme de jeu dédiée à la ludicisation de la
gestion de classe (Sanchez et al., 2015).
Les données recueillies résultent de la mise en place
d’une méthodologie mixte. Elles comprennent les traces
numériques d’interaction avec la plateforme de jeu, automatiquement
collectées, qui permettent une analyse du comportement du joueur. Ces
traces sont interprétées à la lumière des
observations conduites dans les classes. Ces données sont
complétées par des entretiens menés avec les
différents acteurs impliqués (élèves, enseignants et
personnel de direction).
Dans une première partie, nous revenons sur les travaux
antérieurs afin de proposer un modèle didactique systémique
sur lequel se fonde notre recherche. Dans une seconde partie, nous
décrivons l’étude empirique qui a été
menée, la méthodologie qui a été mise en place ainsi
que les données collectées. La dernière partie est
consacrée à une présentation et une discussion des
résultats de notre étude.
2. Vers un modèle systémique de ludicisation
Nous présentons ici le cadre conceptuel et
problématique de nos travaux. Nous exposons d’abord un bref
état de l’art sur la gestion de classe et des applications qui sont
aujourd’hui utilisées pour la rendre ludique. Nous
présentons ensuite les éléments sur lesquels nous nous
appuyons pour élaborer notre modèle systémique de la ludicisation.
2.1. Gestion de classe et applications dédiées
La gamification est communément définie comme
l’usage d’éléments ou de mécaniques ludiques
dans un contexte ou une situation ne relevant pas du jeu (Deterding et al., 2014).
Ces éléments ou mécaniques sont ici des composants avec
lesquels le joueur interagit, tels que des récompenses sous forme de
points ou de badges, de tableaux d’honneur. D’autres
éléments, comme un temps limité ou des niveaux de jeu, sont
relatifs au game design et sont des éléments choisis
par le concepteur du jeu. Les mécaniques ludiques sont les
méthodes mobilisées par le joueur pour jouer. Par comparaison, les
jeux de plateau utilisent des mécaniques usuelles telles le lancer de
dés ou les déplacements de pions (Lieberoth, 2015).
Dans le champ de l’éducation, la gamification est
employée pour obtenir un plus grand engagement des apprenants dans des
activités d’apprentissage ou des comportements souhaités en
classe. Ce dernier objectif relève de la gestion de classe qui est
définie comme l’ensemble des « pratiques
éducatives auxquelles l'enseignant a recours afin d'établir, de
maintenir et, au besoin, de restaurer dans la classe des conditions propices au
développement des compétences des
élèves » (Nault et Fijalkow, 1999).
La gestion de classe est souvent perçue comme l’un des plus grands
défis de l’activité professionnelle des enseignants.
Différentes applications dédiées à la gamification de la gestion de classe sont aujourd’hui à
disposition. Nous citerons les plus connues comme The Carrot Rewards
for Schools qui propose des systèmes de récompense permettant
à l’enseignant d’accorder des points à ses
élèves selon qu’ils respectent, ou non, les règles de
vie de la classe. ClassBadges est une autre plateforme numérique
qui permet d’attribuer des badges aux élèves qui
réussissent certains objectifs prédéfinis par
l’enseignant. Enfin, l’application Class Dojo est
destinée à envoyer des « feedbacks positifs »
aux élèves qui démontrent des capacités attendues
telles que « travailler de manière assidue » ou
« être respectueux avec les autres ».
L’efficacité de cette dernière application a pu être
démontrée dans le cas d’une étude empirique, en
particulier du point de vue de l’amélioration de l’engagement
des élèves (Maclean-Blevins et Muilenburg, 2013).
D’autres études ont également rapporté des
améliorations en ce qui concerne une autorégulation des
comportements et une diminution de la fréquence des comportements
inappropriés (Dadakhodjaeva, 2017).
Les explications avancées pour ces effets mettent
généralement en avant le système de récompense du
jeu. Par exemple, da Rocha Seixas et ses collègues (da Rocha Seixas et al., 2016) ont montré que le nombre de récompenses attribuées est
corrélé avec des performances comportementales plus
élevées que la moyenne, ce qui les conduit à conclure sur
les effets positifs de ces récompenses.
Ainsi, la conception de ces applications s’appuie sur des
éléments de jeu qui relèvent de choix de game design prenant la forme de points ou de badges et qui ont pour but d’influencer
la manière dont un élève se comporte en classe. Pourtant,
la notion d’élément de jeu est problématique. Aucun
élément ne peut être considéré comme
intrinsèquement ludique et, s’appuyer sur une définition de
la gamification qui postule le contraire, c’est adopter un point de
vue qui ne prend pas suffisamment en compte le caractère subjectif du jeu (Genvo, 2013). Des
éléments ou des mécaniques ludiques, telles que les
récompenses, ne sont pas par essence ludiques. Ils peuvent être
utilisés dans d’autres types de situations. Ainsi, il est difficile
de considérer qu’il est possible de « faire un jeu »
comme le suggère l’étymologie du terme gamification.
2.2. Vers un modèle systémique de la ludicisation
Dans le domaine éducatif, la gamification a donné lieu
à un grand nombre de travaux de recherche qui ont exploré les
effets de la gamification sur l’engagement des apprenants (Bonvin et Sanchez, 2017), (da Rocha Seixas et al., 2016) leur attitude vis-à-vis de la thématique abordée (Smith, 2017),
leur motivation (Hanus et Fox, 2015), (Su et Cheng, 2015),
leur réussite scolaire (De Marcos et al., 2016), (Landers et al., 2017) ou leur comportement (Seaborn et Fels, 2015).
La gamification a parfois été qualifiée par ses
détracteurs de pointsification (Kapp, 2012) pour
souligner qu’il n’existe pas d’éléments ou de
mécaniques intrinsèquement ludiques et que le jeu est avant tout
subjectif et performatif. Ainsi, des définitions récentes de la gamification insistent sur ses aspects psychologiques (Lierberoth, 2015).
L’expérience ludique résulterait avant tout d’une
interprétation de celui qui joue et la gamification peut donc
être envisagée du point de vue de la situation (play) mise
en place plutôt que de l’artefact réalisé
(game). Gamifier consisterait alors à introduire, dans une
situation a priori non ludique, des affordances qui s’appuient sur
des principes de game design et qui permettent de la considérer
comme un jeu (Hamari et al., 2014).
Le concept d’affordance renvoie aux propriétés qu’un
sujet peut attribuer à un objet (Gibson, 1977).
Une telle définition de la gamification permet alors de prendre en
compte le caractère subjectif du jeu. Ce point de vue permet
également d’insister sur le caractère performatif du jeu. Le
jeu-situation (play) émerge d’une rencontre entre un
jeu-objet (game) et un sujet qui devient joueur parce qu’il accepte
d’entrer dans un « cercle magique » (Huizinga, 1951) où les actions qu’il réalise prennent un sens
différent. Gamifier ce n’est donc pas « faire un
jeu » (littéralement gami-fier), mais faire en sorte
qu’une situation ordinaire puisse être interprétée
comme ludique, permettre une transformation du cadre d’expérience
au sens de Goffman (Goffman, 1991).
C’est pourquoi, en nous appuyant sur Genvo (Genvo, 2013),
nous avons proposé d’utiliser le terme ludicisation en lieu
et place de gamification (Sanchez et al., 2015).
Le suffixe « icisation » permet en effet de souligner
l’idée d’une transformation et le préfixe
“ludus” indique la nature de cette transformation. Ludiciser une situation ordinaire c’est donc y introduire des
affordances perçues qui s’appuient sur des principes du game
design dans le but de permettre à un sujet d’interpréter
une situation d’apprentissage comme un jeu. Cette approche nous conduit
à considérer que la ludicisation de la gestion de classe ne
dépend pas uniquement de l’introduction de systèmes de
récompense sous la forme de points, de badges ou de tableaux
d’honneur. Un élève percevra la situation comme un jeu si
cette situation est présentée sous la forme d’une narration
qui peut se traduire par un défi à relever, de la
compétition ou de l’humour. La situation ludicisée se
présente alors comme la métaphore d’un domaine cible qui
doit faire l’objet d’un apprentissage (Bonnat et al., sous presse, 2023).
Une autre condition pour que la situation soit perçue comme un jeu est
liée au rôle de l’enseignant, devenu maître du jeu, et
donc en charge de concevoir, d’introduire et d’animer le jeu (Sandoval et Bell, 2004).
Enfin, il faut également souligner l’importance de la culture
organisationnelle de l’institution au sein de laquelle travaillent
élèves et enseignant.
Ainsi, il est possible de distinguer différents niveaux
emboîtés, à la manière de poupées russes, qui
s’influencent mutuellement (voir figure 1).
Figure 1 • Modèle de ludicisation adapté de (Margolinas, 1995)
Ce modèle est adapté des travaux de Margolinas (Margolinas, 1995) sur la structuration du milieu didactique. Il s’inscrit donc dans la
théorie des situations didactiques (Brousseau, 1998) qui décrit la manière dont les savoirs sont transposés dans
des situations lorsqu’ils sont enseignés. Il permet de prendre en
compte que la situation de classe ludicisée (niveau 1)
dépend de décisions prises par l’enseignant lorsqu’il
conçoit et anime la situation (niveau 2). Le terme conception est ici
considéré dans une acception très large. Il comprend les
décisions de l’enseignant qui concernent l’intégration
du jeu dans un scénario pédagogique (l’adaptation du jeu
à ses besoins et à son contexte d’enseignement,
l’introduction du jeu pour les élèves, le rôle de
l’enseignant pendant le jeu, le débriefing ou
l’institutionnalisation qui succède à la phase de jeu) ainsi
que l’orchestration du jeu (les interventions de l’enseignant
pendant le jeu). Selon ce modèle, la situation de
conception/orchestration est elle-même influencée par la culture
organisationnelle de l’institution dans laquelle l’enseignant exerce
et qui influence ses choix. Cette culture organisationnelle est proche de
l’idée de noosphère telle qu’elle a été
formulée par Chevallard (Chevallard, 1985).
Il s’agit d’un ensemble de savoirs, de valeurs et de pratiques
partagés par les acteurs de l’institution éducative qui
peuvent exercer une influence sur le travail de l’enseignant. À
travers ce modèle nous faisons également l’hypothèse
que l’influence de chacun des niveaux peut aussi s’exercer dans
l’autre sens. La situation de jeu telle qu’elle est vécue par
l’enseignant peut l’amener à réviser ses choix de
conception et lui-même peut introduire des changements dans le
fonctionnement de son institution.
Ce modèle systémique constitue le cadre conceptuel que nous
avons élaboré pour analyser la ludicisation de la gestion
de classe avec Classcraft. Il permet (1) de considérer que le jeu
résulte d’un changement d’interprétation de la
situation par le joueur et donc d’une transformation du cadre
d’expérience (le second degré du jeu), (2) de prendre en
compte que cette transformation est liée au joueur lui-même,
à l’enseignant selon la manière dont celui-ci introduit et
anime le jeu et (3) de l’institution au sein de laquelle
l’enseignant exerce.
Cela nous conduit en premier lieu à observer la situation de classe.
Nous souhaitons identifier l’influence de l’usage du jeu sur le
comportement des élèves. Est-ce que les comportements
escomptés par les enseignants sont bien présents ? Comment ces
comportements évoluent-ils dans le temps ? Peut-on observer des
différences interindividuelles entre les élèves
concernés ? Un autre volet de notre problématique porte sur
l’interprétation de ces effets. En particulier, en lien avec notre
modèle, nous nous intéressons au rôle de l’enseignant.
Nous souhaitons comprendre comment ses décisions dans la manière
de concevoir la situation de jeu peuvent exercer une influence sur la
manière dont les élèves jouent. Enfin, nous nous
interrogeons également sur l’influence de la culture
organisationnelle du système éducatif dans lequel cet enseignant
exerce. Nous formulons ainsi l’hypothèse que les effets du jeu
dépendent de la manière dont l’enseignant le met en place et
que les choix de l’enseignant dépendent d’attentes et de
contraintes institutionnelles.
3. Une étude empirique sur les usages de Classcraft
3.1. Classcraft, un jeu dédié à la ludicisation de la
gestion de classe
Classcraft (Sanchez et al., 2015) est un jeu numérique dédié à la gestion de classe.
C’est une plateforme numérique accessible via un ordinateur, une
tablette ou un ordiphone. Si ce dispositif ludique présente quelques
similarités avec les applications précédemment
décrites, cette application dépasse la simple attribution de
points aux élèves. En effet, s’inspirant fortement de
l’univers médiéval-fantastique du RPG (role
playing game) World of Warcraft, Classcraft vise à
transformer la classe en une aventure où chaque joueur fait partie
d’une équipe et endosse l’identité d’un
personnage (avatar) tel que mage, guerrier ou guérisseur, ce qui lui
confère des pouvoirs spécifiques. Tout d’abord, ce jeu
permet de définir des attentes claires auprès des
élèves en réaffirmant les règles de la classe, mais
d’une manière qui prend sens dans le cadre du jeu. Cette
clarification du cadre fait partie des cinq composantes d’une gestion de
classe efficiente selon Gaudreau (Gaudreau, 2017) qui, par son modèle corroboré par la pratique, permet aux
enseignants de porter un regard critique sur leurs pratiques.
L’intérêt de ce modèle réside dans le fait
qu’il permet de distinguer différentes composantes plus ou moins
indépendantes permettant de conduire une analyse a priori du jeu Classcraft et donc d’anticiper la manière dont il peut
être actionné par l’enseignant.
Dans Classcraft, les comportements attendus sont décrits par
les règles du jeu qui sont implémentées par défaut
dans la plateforme. L’enseignant peut les modifier pour les adapter
à ses objectifs ou aux règles qui prévalent dans son
établissement scolaire. Les joueurs sont récompensés
(obtention de points d’expérience) ou pénalisés
(perte de points de vie) sur la plateforme par l’enseignant en fonction de
l’adoption ou non des règles définies (comportements
attendus en classe). Par exemple, au sein de l’école que nous avons
suivie en Suisse, un élève peut perdre 10 points de vie
(HP) s’il oublie d’apporter son matériel scolaire en
classe ou pourra se voir attribuer 10 points d’expérience
(XP) s’il aide un camarade en difficulté. Les points
reçus peuvent être utilisés par l’élève
pour acheter des pouvoirs qui ont des effets sur ce qu’il est
autorisé à faire en classe. Ainsi, la « cape
d’invisibilité » permet d’arriver 5 minutes en
retard sans encourir de sanction de la part de l’enseignant. Les
élèves jouent en équipe et les comportements
d’entraide et de collaboration sont encouragés. L’esprit
d’altruisme et de collaboration induit par le jeu s'inscrit dans une autre
composante de la gestion de classe qui consiste à maintenir des relations
positives entre les élèves (Gaudreau, 2017).
Certains pouvoirs sont en effet des pouvoirs collaboratifs qui permettent
d’aider un coéquipier en difficulté
(« soigner » un camarade dont les points de vie viendraient
à manquer). Le pouvoir d’invisibilité peut ainsi être
utilisé pour éviter une sanction à un camarade qui
arriverait en retard. Inversement, certaines sanctions attribuées par
l’enseignant à un élève impactent également
les membres de son équipe pour susciter l’esprit de
solidarité et faire émerger des solutions au sein de
l’équipe. D’autres fonctionnalités de Classcraft permettent de gérer et d’animer des
activités d’apprentissage. En matière de gestion de classe,
ces outils permettent d’une part de répondre à la composante
de gestion de ressources temporelles ou spatiales (Gaudreau, 2017) afin par exemple d’afficher le chronomètre, le compte à
rebours ou le sonomètre qui peut être utilisé pour limiter
le niveau de bruit lors des travaux de groupes. Si ce niveau dépasse un
seuil déterminé par l’enseignant, tous les joueurs sont
pénalisés. D’autre part, certains outils sont
spécialement conçus pour favoriser le maintien de
l’attention des élèves dans les tâches
d’apprentissage. Cette composante d’engagement des
élèves dans la tâche est primordiale dans une bonne gestion
de classe (Gaudreau, 2017).
La « bataille de boss » en est un bon exemple. Cet
outil permet à l’enseignant de créer un questionnaire
interactif sur la plateforme afin d’animer une activité quiz en
classe et pour laquelle chaque réponse exacte, débattue au sein
d’une équipe, constitue une victoire sur un adversaire virtuel dans
le jeu. Cette victoire permet de gagner des pièces d’or
(coins) ou des points d’expérience (XP) qui peuvent
être utilisés pour personnaliser l’avatar de chaque
élève. De plus, comme tout champ de bataille, Classcraft est également sujet à des aléas qui peuvent se
révéler bénéfiques ou négatifs. Pour animer
son cours et regagner l’attention de ses élèves,
l’enseignant peut encore utiliser l’outil « Les
Cavaliers de l'île de Vay ». Le système va
sélectionner, de manière automatique et aléatoire, une
activité que l’enseignant a choisie en paramétrant le jeu.
Les joueurs peuvent également être pénalisés, ou au
contraire gratifiés de points supplémentaires, de manière
complètement aléatoire et arbitraire. Il est attendu que
l’enseignant, comme les joueurs, accepte les conséquences de ces
événements aléatoires.
Les différentes équipes ne sont en principe pas en
compétition, mais chaque élève peut consulter un tableau de
bord sur lequel sont indiquées des informations telles que le niveau
atteint, les points disponibles ou les pouvoirs dont il dispose. Le tableau de
bord affiche également son avatar qui dépend du rôle
qu’il a choisi.
Il est intéressant de noter que dans le modèle de gestion de
classe de Gaudreau (Gaudreau, 2017),
la dernière composante à envisager s’intitule gérer
l’indiscipline et qu’il ne devrait pas être nécessaire
d’actionner cette composante si les quatre premières, qui
relèvent de la relation pédagogique, ont bien été
mises en place (gestion des ressources, clarification des attentes, relation
positive, maintien de l'attention). La gestion de cette indiscipline peut
également être gérée avec Classcraft et la
responsabilité de cette gestion revient à l’enseignant qui,
en tant que maître du jeu, applique les règles établies. En
effet, l’enseignant choisit les règles, s’assure
qu’elles sont respectées, définit des défis et
récompense ou sanctionne.
Classcraft ne consiste ni dans la juxtaposition
d’éléments ou de mécaniques ludiques ni dans la
juxtaposition d’éléments dédiés à la
gestion de classe. Ces éléments sont au contraire
intégrés pour constituer une métaphore cohérente au
service de la gestion de classe. D’un point de vue ludique, la classe
devient une bataille et le but du jeu consiste à survivre aux
aléas du combat et à acquérir de nouveaux pouvoirs. Cette
métaphore est également soutenue par l’iconographie
inspirée de celle du jeu World of Warcraft. Elle est
également soutenue par le lexique employé. Ainsi, un
élève qui a perdu tous ses points de vie est
« tombé au combat ». La métaphore
résulte aussi des rôles qui sont attribués aux
différents personnages. Le guérisseur peut sauver un camarade en
difficulté. La métaphore déployée dans
l’univers Classcraft vise à ce qu’un
élève donne une autre signification aux comportements attendus
dans la classe et à maintenir un engagement fort dans les tâches
d’apprentissage. Ainsi, obtenir des points, c’est permettre à
son avatar de gagner des pouvoirs qui sont le gage de sa « survie » et
de celle de son équipe.
L’ensemble de ces éléments font de Classcraft une
plateforme dédiée à la ludicisation de la gestion de
classe. Pour les élèves, les actions effectuées dans la
classe ne sont pas modifiées en tant que telles. Il s’agit
d’adopter le comportement généralement attendu d’un
élève de l’enseignement secondaire. Les raisons qui motivent
ce comportement ne sont pas non plus différentes de la situation usuelle
qui prévaut dans une école. Ce comportement est encadré par
des règles qui sont ici des règles du jeu semblables aux
règles de vie de la classe. Ce qui est modifié par
l’application c’est le sens donné au comportement dans la
classe. Il ne s’agit plus d’adopter un comportement attendu par
l’enseignant, mais plutôt un comportement qui permettra de franchir
les niveaux du jeu, d’acquérir des pouvoirs et de survivre au sein
d’une « bataille » pour laquelle l’entraide
entre équipiers est cruciale. Autrement dit, et pour reprendre la
terminologie de Goffman (Goffman, 1991), ludiciser c’est rendre possible un changement de cadre
d’interprétation de la situation. La classe, en tant
qu’expérience vécue par les élèves, constitue
un cadre primaire régi par des règles sociales qui relèvent
de la gestion de classe usuelle. Cette dernière est même
renforcée par le dispositif ludique. Le jeu Classcraft constitue
donc un cadre transformé. Il permet que s’établissent, entre
les joueurs et entre les joueurs et l’enseignant devenu maître du
jeu, des interactions positives qui relèvent d’un second
degré. Ainsi, une pénalité attribuée à un
élève n’est plus une sanction liée au cadre scolaire,
mais une pénalité de jeu qui se traduit par une perte de points.
Cette transformation est rendue possible par les affordances du jeu qui
permettent à un élève de devenir joueur,
c’est-à-dire d’attribuer une signification nouvelle aux
interactions. Selon ce point de vue, la subjectivité du jeu est un
élément central qui doit être pris en compte pour
interpréter la manière dont le jeu est joué.
3.2. Contexte de l’expérimentation
À travers cette étude, nous voulons comprendre comment le
comportement des élèves est influencé par le jeu. Nous
faisons l’hypothèse que le jeu influence le comportement des
élèves et que son orchestration est influencée par
l’enseignant, la culture organisationnelle et les élèves
eux-mêmes. À cet effet, nous avons conduit des
expérimentations du jeu dans deux écoles pilotes situées
respectivement dans le Canton de Fribourg (codée ECF), en Suisse, et
à Uberlandia au Brésil (codée EUB).
Tableau 1 • Caractéristiques
des classes dans lesquelles les expérimentations sont
menées
|
Fribourg (ECF) |
Uberlândia (EUB) |
Classe |
1 classe |
1 classe |
Nombre d’enseignants |
5 enseignants |
1 enseignant |
Nombre d’élèves |
23 élèves |
35 élèves |
Âges |
14-15 ans |
10-12 ans |
Rôles |
12 filles
5 Mages
2 Guerrières
5 Guérisseuses
11 garçons
5 Mages
4 Guerriers
2 Guérisseurs |
15 filles
2 Mages
5 Guerrières
8 Guérisseuses
20 garçons
12 Mages
4 Guerriers
4 Guérisseurs |
Durée de l’expérimentation |
5 mois |
3 mois |
Le tableau 1 résume les caractéristiques des contextes dans
lesquels les expérimentations ont été menées. Le
choix de ces écoles a été motivé par le fait que
nous souhaitions conduire les analyses dans deux contextes aussi
différents que possible. Nous avons alors choisi de conduire nos
expérimentations dans deux classes. Pour l’une d’entre-elle
(ECF), c’est la majorité de l’équipe
pédagogique qui a souhaité utiliser le jeu. Pour l’autre,
seul l’enseignant brésilien a utilisé le jeu.
L’expérimentation s’est déroulée sur une partie
significative de l’année scolaire.
La classe de Fribourg (ECF) est une classe de dernière année
(11H) prégymnasiale. Ces élèves sont
prédestinés à poursuivre dans un cursus
préuniversitaire. L’expérimentation a débuté
avec l’enseignant principal (8 périodes de 45 minutes par semaine
sur 36), mais celui-ci a été rapidement rejoint par 4 autres
collègues totalisant 19 périodes par semaine ludicisées avec Classcraft. L’expérimentation
a ainsi été conduite sur une durée de 20 semaines, soit 5
mois en prenant en compte les vacances scolaires.
La classe brésilienne (EUB) est composée
d’élèves plus jeunes et l’enseignant principal est
avec ses élèves la majeure partie du temps. Le jeu a
été expérimenté pendant 3 mois.
Dans la suite, les élèves seront codés à
l’aide d’une lettre à laquelle nous adjoignons le code de son
école.
3.3. Données collectées
3.3.1. Traces d’interactions
Les données collectées proviennent de deux sources. Elles
consistent dans la collecte et l’analyse des traces numériques
d’interaction qui nous permettent de mettre en place une
méthodologie que nous qualifions d’analytique du jeu ou playing
analytics (Sanchez et al., 2015) en référence à l’analytique de l’apprentissage.
Ces traces numériques se présentent sous la forme d’obsels, c’est-à-dire sous la forme
d’événements horodatés de jeu qui intègrent
des informations permettant de leur donner du sens. Par exemple, le joueur dont
l’identifiant est bGjjjjF6Jk7nQurh3 a, le 18 janvier 2017
à 8h10, perdu 10 points parce qu’il a oublié
d’apporter son matériel en classe. Le 12 avril 2018, 1911 obsels avaient été collectés. Après
exportation de différentes bases de données JSON du jeu et
l’assemblage de celles-ci sous la forme d’un fichier CSV, deux
méthodes de visualisation et d’analyses ont été
menées. Premièrement, ces obsels ont été
visualisés avec la plateforme kTBS4LA (Casado et al., 2017) permettant une sélection des données et certains traitements
statistiques élémentaires. D’autres visualisations ont
été menées en triant les données et en
réalisant des graphiques à l’aide d’un tableur. La
durée des deux expérimentations et les objectifs fixés font
varier fortement le nombre d’actions enregistrées pour chacune des
classes sur la plateforme. Pour ECF, 4125 obsels ont été
collectés contre 1742 pour EUB.
Les obsels collectés permettent de caractériser les
élèves et les enseignants du point de vue des composantes de la
gestion de classe mobilisées.
3.3.2. Entretiens semi-directifs
Des observations de classe et des entretiens semi-directifs (de type focus
groups) ont été conduits avec les élèves et les
enseignants des deux classes. Les observations de classe ont fait l’objet
de l’utilisation d’une grille qui permettait de consigner ce que
disent et ce que font les enseignants et leurs élèves. Ont
été également notés tous les
événements relatifs au jeu. Les observations
réalisées ont été horodatées afin de
permettre de les mettre en relation avec les données numériques.
L’observateur a également saisi des mots clefs ainsi que des
commentaires sur la séance observée. Ces observations visent,
comme pour les données numériques, à caractériser la
gestion de classe du point de vue des composantes mobilisées.
Au terme de l’expérimentation, un focus group a
été organisé avec les 5 enseignants de la classe ECF,
tandis qu’un entretien semi-dirigé a été
réalisé au Brésil. Les entretiens ont été
conduits en prenant comme référence les différents niveaux
de notre modèle d’analyse : jeu et comportement des
élèves, décisions et interventions de l’enseignant et
contexte institutionnel dans lequel le jeu a été mis en place. Au
cours de ces focus groups, certaines données numériques ont
été soumises à discussion afin d’affiner leur
interprétation. Par exemple, les données montraient qu’une
élève d’ECF avait perdu tous ses points. Le focus
group a permis d’interpréter cette perte de points.
Des entretiens semi-directifs ont également été
menés avec les responsables des établissements concernés
(directeurs des écoles). Nous cherchions, par ces entretiens, à
qualifier le contexte et l’influence de l’institution sur
l’introduction du jeu dans les classes, en décrivant les valeurs,
pratiques et modes d’organisation de l’institution.
La figure 2 résume les méthodes de collecte des données
selon les différents niveaux de notre modèle. Au total, les
données proviennent de 25 observations de classe, 2 focus groups et 10 entretiens. Ces méthodes visent à mettre en place une
approche systémique qui d’une part permet de caractériser la
manière dont le jeu est joué (playing analytics) et de lui
donner du sens du point de vue des acteurs (observations de classes, focus
groups et entretiens semi-directifs).
Figure 2 • Données
collectées par niveau et acteurs
4. Résultats et discussions
Nous analysons dans cette section les données
recueillies selon les différents niveaux de notre modèle et en les
croisant de manière à répondre à nos questions de
recherche, c’est-à-dire (1) caractériser l’influence
du jeu sur le comportement des élèves et (2) comprendre la part
des décisions de l’enseignant, de la culture organisationnelle de
l’institution et les élèves eux-mêmes sur cette
influence.
4.1. Le jeu et son influence sur le comportement des
élèves
En nous basant sur les données collectées, nous pouvons
attester de l’influence du jeu sur le comportement des
élèves. Cette influence va dans le sens des attentes des
enseignants. Dans un entretien, l’enseignant de l’UEB indique
qu’il a réussi à obtenir que les élèves
utilisent le dictionnaire pour certaines tâches, comportement qu’il
ne parvenait pas à obtenir auparavant. Les élèves
relèvent quant à eux qu’ils ont pris conscience de
l’intérêt de travailler de manière plus collaborative
et de demander l’avis des autres membres de leur équipe avant de
fournir une réponse. Ils mentionnent également que le jeu a
facilité l’intégration d’élèves
arrivés en cours d’année scolaire. De son côté,
l’enseignant relève que certains travaux demandés à
domicile sous la forme de devoirs et qui n’étaient
généralement pas effectués par les élèves le
sont aujourd’hui de manière beaucoup plus systématique.
Des résultats comparables sont rapportés par les enseignants de
l’ECF qui indiquent que les élèves se sont mieux
approprié les règles de vie de classe avec le jeu. Ceci est
confirmé par certains propos d’élèves lors des
entretiens : « Je pense que grâce au jeu, on a pris
conscience qu’on était responsable de notre comportement en
classe » (M-ECF). J-ECF mentionne que les élèves de
son équipe se sont entraidés pour échapper aux
conséquences négatives, pour toute l’équipe, des
échecs de l’un d’entre eux. Lors d’un entretien, A-ECF
explique que le jeu permet de « faire passer des
règles de manière positive. Normalement, elles passent de
manière négative. Si on ne les respecte pas, ils nous punissent.
Tandis que là, si on respecte les règles, on est
récompensé ».
Néanmoins, il est possible d’identifier des élèves
dont le comportement échappe au déterminisme ludique. Par exemple,
A-ECF dont le comportement est jugé « perturbateur »
par ses enseignants et qui, elle-même, reconnaît la justesse de ce
constat, n’a pas pour autant changé son comportement. Elle ne
rejette néanmoins pas totalement le jeu, car elle en souligne
l’intérêt pour « présenter les
règles de manière positive » et y participe
en recherchant des erreurs dans les énoncés des enseignants pour
gagner des points (règle définie par les enseignants ECF).
La ludicisation de la gestion de classe se traduit donc par des effets
différenciés selon les élèves. La figure 3 qui
présente la distribution des obsels pour chacun des 23
élèves de l’ECF montre de grandes différences
interindividuelles.
Figure 3 • Distribution des obsels pour les
élèves de l’ECF
Si on prend en compte le nombre d’obsels pour quantifier et
comparer l’implication des élèves dans le jeu, on constate
que cette implication varie du simple au triple. Nous retenons comme type
d’obsels signifiant pour montrer l’implication les pertes
d’HP, les gains d’XP, l’achat de pouvoirs,
l’usage de pouvoirs collaboratifs ou individuels et la perte totale de
point (« mort au combat »). Du point de vue de la
répartition des actions dans le jeu, il est également possible
d’identifier de grandes différences dans la manière dont les
élèves jouent. Certains d’entre eux privilégient par
exemple plus que d’autres l’usage de pouvoirs dits
« collaboratifs » (qui ont un effet positif sur le groupe).
C’est le cas de l’élève H-ECF qui par ailleurs
n’emploie jamais de pouvoirs individuels. Les pertes de point HP en
lien avec les sanctions de l’enseignant sont également très
variables selon les élèves et on peut repérer quelques
élèves qui n’ont pratiquement pas perdu de points (I-ECF,
Q-ECF, S-ECF, U-ECF).
Ces données permettent de distinguer 4 catégories
d’élèves. Une première catégorie comprend des
élèves peu investis dans le jeu (W-ECF, L-ECF, I-ECF, Q-ECF,
S-ECF, O-ECF et U-ECF). Ce sont des élèves pour lesquels les
observations de classe et les entretiens ont montré qu’ils
n’avaient pas de problèmes particuliers de comportement. Une
seconde catégorie concerne des élèves (C-ECF, N-ECF, R-ECF,
T-ECF, B-ECF, F-ECF, V-ECF et D-ECF) qui ont été actifs dans le
jeu et n’ont jamais vraiment été mis en difficulté.
Les élèves de la troisième catégorie (G-ECF, M-ECF,
K-ECF et J-ECF) appartiennent à la même équipe. Ils se sont
investis dans le jeu avec un bon niveau de réussite (ils perdent peu de
points HP). Ce sont des élèves pour lesquels les entretiens
ont montré qu’ils avaient une connaissance experte du jeu.
L’équipe est menée par un guerrier (J-ECF), le seul
garçon de l’équipe, qui perd de nombreux points en
protégeant ses coéquipiers. Enfin, les élèves de la
quatrième catégorie (P-ECF, A-ECF, E-ECF et H-ECF) sont des
élèves identifiés lors des observations de classe ou des
entretiens comme des élèves qui enfreignent souvent les
règles. Les données montrent qu’ils ne parviennent pas
à gérer leurs pertes de points.
L’examen des traces recueillies auprès de deux
élèves de l’ECF (voir figure 4), que nous avons
sélectionnés en raison de leur caractère
emblématique de deux manières très différentes de
s’approprier le jeu, permet d’affiner notre compréhension de
ces variations interindividuelles selon une perspective diachronique.
Figure 4 • Détails des traces recueillies pour les
élèves V-ECF et A-ECF
L’élève V-ECF se montre très
intéressé par le jeu et a pour objectif l’obtention de
points d’expérience pour débloquer des pouvoirs. Le jeu est
pour lui « un point positif [...]. On ne perdait jamais, mais on
gagnait des XP et on pouvait donc utiliser nos pouvoirs ».
Effectivement, les données confirment que ce guérisseur
(garçon) gagne beaucoup de points d’expérience (XP)
avec 75 obsels concernant l’obtention de points
d’expérience, achète quelques pouvoirs (N=9) et utilise
plutôt des pouvoirs collaboratifs (N=12) par rapport aux pouvoirs
individuels (N=2). En comparaison avec A-ECF (fille), il perd peu de points de
vie (N=14) et n’est jamais « mort au combat »
(death). Il respecte donc les règles telles qu’elles sont
établies dans le jeu Classcraft.
L’élève A-ECF a un profil bien différent. En
effet, les données montrent que ce mage (fille), reconnu par ses
enseignants comme élève perturbatrice de la classe, perd beaucoup
de points de vie (N=55) et de ce fait est « morte au
combat » plusieurs fois (N=10).
Lors d’observations, nous avons pu nous rendre compte de son
comportement « désinvolte » qui l’amène
à tester les enseignants et à explorer les limites du jeu. Si,
lors des interviews, elle ne se présente pas comme une
élève rebelle, elle confirme la justesse de ce constat et souligne
que l’ambiance dans l’équipe n’était pas
très bonne et que ses camarades ne l’ont pas aidée à
échapper aux sanctions du maître du jeu. Ces propos sont
confirmés par plusieurs coéquipiers. Par exemple, M-ECF affirme
que « si A-ECF avait suivi les règles, il n’y aurait
pas eu de mauvaise ambiance ». J-ECF ajoute que « si
elle ne comprend pas qu’il faut suivre les lois, il faut
sévir ». Cette manière de formuler les choses semble
montrer que cette élève a bien opéré un changement
de cadre d’expérience grâce à Classcraft. Les
règles de comportement de la classe sont devenues les
« lois » qui prévalent dans le jeu. Mais, pour
d’autres élèves, il ressort qu’ils se situent dans un
entre-deux, tour à tour immergés dans le jeu ou en position plus
externe et critique.
Plusieurs autres témoignages tendent à confirmer le
caractère exceptionnel de l’élève A-ECF. Le tableau 2
présente des valeurs qui montrent qu’elle se distingue nettement de
l’élève V-ECF en termes de perte de points et de
« mort au combat ».
Tableau 2 • Nombre
d’obsels pour les élèves V-ECF et A-ECF
|
HP Loss |
XP Gain |
Buy Pwr |
Uncollab Pwr |
Collab Pwr |
Death |
V-ECF |
14 |
75 |
9 |
2 |
12 |
0 |
A-ECF |
55 |
57 |
2 |
5 |
7 |
10 |
Les traces recueillies montrent également que la manière de
jouer dépend du genre. Le nombre d’obsels recueillis chez
les filles est inférieur à celui des garçons et, en ce qui
concerne les pouvoirs utilisés, les filles, contrairement aux
garçons, utilisent de manière plus fréquente des pouvoirs
qui permettent d’aider un membre de leur équipe (pouvoirs
collaboratifs) plutôt qu’elles-mêmes (pouvoirs individuels).
Néanmoins, un modèle statistique de l’utilisation des
pouvoirs nous a permis d’identifier que la variable explicative de la
probabilité d’utiliser tel ou tel pouvoir n’est pas le genre,
mais le rôle joué dans le jeu. Ainsi, les pouvoirs collaboratifs
sont plus utilisés par les filles parce qu’elles choisissent
majoritairement le rôle de « guérisseuse » et
que ce rôle se manifeste par la capacité à utiliser de tels
pouvoirs.
Les données collectées confirment que le jeu permet, dans la
majorité des cas et des élèves, d’obtenir des effets
positifs en ce qui concerne la gestion de classe. Néanmoins, les
résultats obtenus varient suivant les élèves et les
contextes. Par ailleurs, l’expérience de jeu (play) ne
semble pas homogène. Cela traduit que la manière dont le jeu est
joué et son influence dépend d’autres facteurs que les
propriétés intrinsèques du jeu (game) telles que les
éléments et les mécaniques ludiques. Ces facteurs sont
à rechercher dans la manière dont le jeu est introduit dans la
classe, ce que nous discutons dans le paragraphe suivant.
4.2. Conception de la situation de jeu par les enseignants
À l’ECF, l’enseignant qui le premier a
intégré Classcraft dans son établissement, indique
qu’il était très enthousiaste à utiliser le jeu pour
la gestion de sa classe. Cela a grandement facilité les interactions
entre le chercheur et ce dernier. Quatre autres enseignants avaient
également manifesté leur intérêt, mais
considéraient la mise en place du jeu trop complexe et astreignante. Ils
ont finalement rejoint le projet après quelques semaines, convaincus par
l’enseignant qui a initié le projet. Ce dernier a en effet
mentionné auprès de ses collègues les
bénéfices qu’il retirait de cette expérience, tels
qu’un plus grand respect des règles de vie de la classe et une
augmentation de l’implication des élèves. Dans un premier
temps, cet enseignant avait souhaité découvrir le jeu par
lui-même et ce n’est que plus tard qu’il a fait appel au
chercheur, mais d’abord pour bénéficier de son expertise sur
le jeu. Finalement, c’est une collaboration entre 5 enseignants et le
chercheur en charge du projet qui s’est mise en place. La figure 5
indique, au cours du temps, le nombre d’obsels collectés
pour les situations animées par les différents enseignants
(différentes couleurs). Le niveau d’activité,
évalué en termes d’événements de jeu, se
poursuit sur l’ensemble de l’année scolaire pour
l’enseignant qui le premier a été impliqué dans le
projet (couleur bleue). L’activité mesurée pour les autres
enseignants montre leur implication plus tardive, progressive et moins
importante. Les semaines pour lesquelles le nombre
d’événements est moins important voir nul, correspondent aux
vacances scolaires, le jeu étant mis en pause durant celles-ci.
Figure 5 • Nombre d’obsels collectés
selon les enseignants de l’ECF
En complément à la figure 5, la figure 6 permet de visualiser
le nombre d’actions signifiantes (obsels) réalisées
sur la plateforme durant la phase de jeu. Il s’agit ici de toutes les
actions réalisées par les joueurs comme par les enseignants. Au
début du jeu, le mois de novembre est marqué par un total
d’actions réalisées de 110, puis 170 en décembre et
215 en janvier avec uniquement l’enseignant principal comme maître
du jeu. À noter qu’il faut prendre en compte qu’il y a une
semaine de vacances pour les mois de décembre, janvier, février et
mars. L’arrivée de deux nouveaux enseignants dans le jeu correspond
à la première augmentation entre le mois de février (211 obsels) et mars (357 obsels). Tout comme le premier enseignant,
les deux nouveaux entrent progressivement dans le jeu. Il faut attendre le mois
d’avril pour obtenir une nouvelle progression du nombre d’actions
avec l’arrivée des deux derniers enseignants dans le jeu (avril 562 obsels et mai 582).
Figure 6 • Évolution des actions (obsels)
réalisées à l’ECF durant
l’expérience
La figure 6 nous permet ainsi de visualiser une augmentation des actions
réalisées dans le jeu. Celle-ci est influencée tout
d’abord par la participation de nouveaux enseignants. Elle est
également influencée par une meilleure compréhension du jeu
de la part de l’enseignant principal et des élèves. Cela est
confirmé par ce même enseignant lors d’une rencontre
après le premier mois de jeu : « Après des
premières semaines qui m’ont permis d’apprendre à
gérer le jeu, je vais augmenter les activités ludiques en
classe ». Cette augmentation s’explique également par
le fait que le dispositif a été présenté afin que la
situation soit bien interprétée comme un jeu par les
élèves. Il a aussi été adapté en prenant en
compte leur intérêt pour des « pouvoirs »
attrayants afin de garantir d’emblée une forte motivation pour les
joueurs. Par exemple, les élèves qui franchissent le dernier
niveau du jeu se voient gratifiés d’un
« pouvoir » qui leur permet d’échanger avec un
de leur camarade de classe pendant cinq minutes à la fin d’une
évaluation sommative. C’est un « pouvoir »
très convoité qui renforce l’intérêt à
gravir les différents niveaux du jeu. Ces éléments
garantissent le maintien de l’intérêt des
élèves pour le jeu et répondent en partie à la
composante « maintien de l’attention » dans une
gestion de classe efficace (Gaudreau, 2017).
Le maintien de l’attention passe également par les activités
ludiques mises en place par les enseignants (bataille de boss, activités
aléatoires, etc.). Ces activités ont été
observées en classe et se traduisent ici par des gains d’XP.
De plus, le jeu a pris une place considérable pour la classe, car ce sont
au total 5 enseignants qui l’ont utilisé (plus de la moitié
du temps de classe est ludicisée à l’ECF).
Néanmoins, Classcraft n’est pas présent dans toutes
les séances et les enseignants alternent des séances avec et sans
le jeu.
L’analyse détaillée du type d’obsels démontre une utilisation du jeu pour récompenser des
élèves dont le comportement est jugé positivement. En
effet, les actions consistant à distribuer des points
d’expérience (XP) sont systématiquement les plus
nombreuses avec une moyenne de 198.7 obsels par mois contre des pertes de
points de vie (HP) à 59.4 obsels. Ces
éléments témoignent ainsi d’une volonté de
valoriser les relations positives entre enseignants et élèves,
composante très importante de gestion de classe (Gaudreau, 2017).
Cette tendance est également étayée par le nombre
très faible de « morts au combat » (joueurs qui
auraient perdu tous leurs points de vie) durant l’année scolaire
(N=5). Cette indication apporte des informations importantes sur
l’état d’esprit plutôt positif de la classe, propice
à la collaboration. Cette affirmation est corroborée par la
différence très significative, t(6) = 3.29,
p = .016, entre la moyenne des obsels qui correspondent
à une action d’entraide au sein des équipes
(« pouvoir collaboratif » M=32) et celle qui correspond
à l’usage de pouvoir pour soi-même (« pouvoir
individuel » M=6.1).
Ces différents indices, confirmés par les observations
réalisées en classe, nous permettent finalement d’affirmer
que les élèves suivent les règles établies et que
celles-ci sont comprises (composante « clarifier les
attentes »).
Les traces recueillies permettent également de déterminer le
profil des enseignants selon la manière dont ils animent le jeu. Il est
en particulier possible de quantifier leurs différentes actions dans le
jeu et de représenter leur évolution dans le temps (voir figure
7).
Figure 7 • Comparaison des actions
réalisées entre EUB et ECF
À l’EUB, un seul enseignant est concerné et,
malgré le manque d’équipement audiovisuel dont il dispose,
il s’est approprié le jeu et l’a intégré
à ses pratiques. Les élèves utilisent leurs ordiphones. Les
données collectées montrent que le jeu a été mis en
place de manière très différente. À l’ECF les obsels qui concernent l’ajout ou le retrait de points XP ou HP représentent respectivement 34.4% et 15.9% du total contre
21.4% et 2.7% à l’EUB. À contrario, les obsels qui
concernent les coins représentent 20.8% à l’ECF
contre 52.4% à l’EUB. Ces données montrent que
l’enseignant de l’EUB utilise principalement le système des
pièces d’or (coins) ce qui signifie qu’il utilise Classcraft pour animer les activités de Classe (sous la forme de
défis qui permettent de remporter des coins). Les aspects du jeu
qui concernent le système de sanctions et récompense pour amener
les élèves à adopter certains comportements en classe
(XP et HP) sont moins utilisés que chez ses
collègues suisses. La figure 7 permet de visualiser ces
différences.
Les observations de classes et les entretiens viennent confirmer ces analyses
et apportent des éléments d’interprétation
supplémentaires. L’enseignant brésilien nous indique
qu’il a voulu faire correspondre Classcraft à sa
personnalité, pour faire de la classe un moment de détente et de
jeu. En effet, A-EUB n’utilisait que les outils d’animation pour
créer des activités d’apprentissage en classe et
récompenser les élèves. Ceux-ci ont rapporté avoir
vécu un véritable jeu motivant en classe : « Nous avons joué en groupe pour répondre à
des questions. On a même utilisé le dictionnaire pour
répondre. En temps normal, nous ne l’aurions pas
fait ».
À contrario, les enseignants suisses se sont principalement
cantonnés à l’utilisation des outils de gestion de classe de
type sanction-récompense. L’enseignant principal voulait
« se concentrer sur la maîtrise technique du
jeu ». Cela a été réalisé au
détriment de l’animation et cela a été relevé
par certains élèves : « Pour que ce soit plus un
jeu, il faut un côté plus participatif. Je ne sais pas comment
dire. Je trouve qu'actuellement ce n'est pas un jeu, car ça manque de
vie, ça ne change rien » (G-ECF). À l’ECF,
l’expérience ludique a donc été limitée.
De plus, des élèves ont profité d’un certain
manque de coordination entre les enseignants et de certaines lacunes dans
l’appropriation du jeu (application insuffisante des sentences) pour
bénéficier d’avantages indus (accumulation de XP sans
perdre des HP). Cela a été révélé
durant le focus group et totalement assumé par la grande
majorité des élèves : « Nous avons
profité du système » ; « Pour moi
c’est au prof de se renseigner [...]. On ne va pas faire son
métier » (V-ECF).
L’appropriation du jeu par les enseignants est donc très
différente dans les deux contextes étudiés. Elle se
manifeste par des usages différents qui se traduisent par des
expériences de jeu différentes chez les élèves.
4.3. Culture organisationnelle des institutions et mise en place du jeu
D’après l’entretien qui a été mené
avec le directeur de l’ECF, toutes les remarques adressées à
un élève pour son comportement durant le temps de classe sont
habituellement consignées dans le carnet de correspondance (agenda
scolaire) et doivent être signées par l’autorité
parentale. Un contrôle précis est donc effectué par le corps
enseignant et cette démarche s’inscrit dans la politique de
l’établissement sous la forme d’un règlement.
Néanmoins, les enseignants nous ont indiqué ne pas avoir voulu
utiliser la fonctionnalité de la plateforme qui permet de communiquer
avec les parents de leurs élèves. L’usage du jeu pour mettre
en place la gestion de classe a donc eu comme conséquence que les
sanctions (pertes de points dans le jeu) n’étaient plus
communiquées systématiquement aux parents, à
l’exception des “morts au combat” qui amenaient les
élèves à subir de véritables sanctions. Cela a
été perçu par les élèves comme un avantage
majeur et largement verbalisé durant le focus group : « Classcraft met une meilleure ambiance à la maison, les
parents ne sont pas fâchés à cause des
remarques » ; « Classcraft atténue les
remarques qu’on pourrait se choper. Tout part dans le jeu et du coup les
parents ne sont au courant de rien [rire général] (A-ECF)
». Il faut relever que les enseignants n’avaient pas
identifié cela lors de la mise en place du jeu.
Il faut par ailleurs souligner que, à l’ECF,
l’expérimentation est soutenue par le directeur de
l’établissement scolaire. En effet, c’est après un
échange avec le directeur de cet établissement que la
décision a été prise d’expérimenter le jeu.
Des enseignants ont été sollicités par le directeur et une
séance d’information a été organisée.
C’est au cours de cette séance que des enseignants se sont
déclarés intéressés. Nous considérons cet
appui institutionnel important, car, au-delà des facilités
administratives qu’il a permises, il légitime le travail
effectué par les enseignants. Le directeur de
l’établissement scolaire a également joué un
rôle important pour la mise en place de la recherche elle-même en se
positionnant favorablement auprès du Département de
l’instruction publique fribourgeois. Ce soutien a facilité les
démarches nécessaires pour la conduite de
l’expérimentation et le recueil des données.
Le contexte brésilien est tout différent. L’enseignant
exerce dans une école sous autorité militaire et ne
bénéficie pas, a priori, d’un soutien de sa
hiérarchie pour expérimenter des approches éducatives
innovantes. Lui-même se décrit comme un enseignant qui souhaite se
positionner en opposant à certaines méthodes qui prévalent
dans son établissement et le jeu lui permet d’affirmer sa
singularité. L’entretien que nous avons eu avec le
général qui dirige l’école nous a permis
d’apprendre que la hiérarchie a reçu des retours positifs
des parents dont certains ont aidé leur enfant à prendre en main
la plateforme à la maison et ont apprécié que son niveau
d’engagement dans les activités scolaires ait augmenté.
L’enseignant bénéficie ainsi d’un soutien indirect
qui, dans une certaine mesure, légitime l’utilisation du jeu.
Ainsi, les observations réalisées permettent de dresser un
tableau paradoxal de l’utilisation du jeu. C’est l’institution
la plus facilitatrice qui obtient, in fine, les résultats les plus
modestes en ce qui concerne la ludicisation de la gestion de classe, ou,
autrement dit sa perception en tant que jeu par les élèves. Ce
paradoxe est levé si on prend en compte les motivations personnelles des
enseignants et leur attitude vis-à-vis de l’institution.
5. Conclusion
Les travaux que nous avons menés dans le
cadre de cette étude montrent que l’introduction d’un
même jeu (Classcraft) pour des objectifs a priori identiques
(la gestion de classe) peut se traduire, selon les élèves, les
enseignants et les institutions considérées, par la mise en place
de situations très différentes dont les effets sur les
élèves ne sont pas moins différents. Ces derniers ne
doivent par ailleurs pas être considérés comme le dernier
maillon d’une chaîne de causalités, mais plutôt comme
des acteurs clés qui influencent le cours des événements.
À l’ECF Classcraft est utilisé comme un outil de
gestion de classe principalement orienté vers le contrôle des
comportements des élèves. Les dimensions du modèle de
Gaudreau (Gaudreau, 2017) qui sont actionnées sont principalement celles relatives à
l’établissement de règles claires et à la gestion de
l’indiscipline, dimensions qui semblent traditionnellement prises en
compte par les enseignants. L’introduction du jeu a néanmoins eu
des effets sur la manière dont les enseignants considèrent la
gestion de classe. Ils ont été conduits à valoriser des
comportements positifs, ce qui ne semblait pas être le cas auparavant.
À l’UEB, Classcraft est plutôt utilisé pour
l’animation de la classe et l’obtention d’un engagement des
élèves dans les activités d’apprentissage.
L’enseignant active donc les composantes du modèle de Gaudreau
relatives à la relation pédagogique. De ce point de vue, il
n’y a probablement pas de différences majeures avec les pratiques
usuelles en absence du jeu, mais l’enseignant concerné semble
s’être approprié un outil au service de ses objectifs. Ainsi,
les effets observés sont différents suivant les classes et ces
variations sont liées à la manière dont les enseignants
intègrent le jeu à leur pratique de gestion de classe (niveau 2 de
notre modèle). Il faut donc souligner le rôle central de
l’enseignant.
En ce qui concerne les élèves, des variations
interindividuelles importantes sont également observables au sein
d’une même classe. Les raisons de ces variations sont en lien avec
le caractère subjectif du jeu c’est-à-dire la manière
dont le jeu est perçu par les élèves (niveau 1 de notre
modèle). Cette perception varie dans le temps et semble dépendre
fortement de la manière dont les enseignants introduisent et animent le
jeu.
Cette étude empirique permet également de mettre en
lumière l’influence de l’institution (niveau 3 de notre
modèle) sur l’activité des enseignants et, indirectement,
sur les élèves eux-mêmes. La nature de cette influence est
complexe. Il ne s’agit pas simplement d’une question de
facilitation, ou pas, de l’usage du jeu par les enseignants. Elle
résulte plutôt de la manière dont l’enseignant se
positionne par rapport à son institution et comment il souhaite exercer
lui-même une influence. On a pu voir par exemple comment
l’institution pouvait être influencée par
l’introduction du jeu avec une disparition de la communication des
sanctions aux parents dans l’école suisse et une augmentation de
l’acceptabilité de méthodes nouvelles dans
l’école brésilienne.
La compréhension du processus de ludicisation des situations
d’apprentissage, de l’interprétation de ses effets sur les
élèves est donc un défi. Une analyse réductrice qui
ne prendrait en compte que les caractéristiques du jeu ou se limiterait
à un niveau de notre modèle ne pourrait pas permettre de relever
ce défi. En effet, les résultats que nous avons obtenus attestent
de la complexité des interactions qui se jouent entre différents
niveaux qui sont la situation de classe, la situation de conception et la
culture organisationnelle de l’institution. Cette compréhension
implique donc de mettre en place une approche systémique qui consiste
dans la caractérisation de l’influence du jeu sur les
élèves, la mise en lien de ces effets avec la manière dont
l’enseignant intègre le jeu à ses pratiques et
l’identification de la manière dont l’institution influence
cette intégration ou est influencée elle-même par cette
intégration. Ces considérations, qui résultent d’un
travail de documentation approfondi d’un terrain d’étude
très spécifique, sont néanmoins très probablement
vraies pour n’importe quel contexte concerné par
l’introduction d’une technologie éducative. Les conclusions
des travaux qui ne prennent pas en compte ces contraintes devraient donc
être réexaminées à la lumière de ces
conclusions.
À
propos des auteurs
Guillaume Bonvin est doctorant au sein du LIP/TECFA
à l’Université de Genève et Chargé
d’enseignement à la HEP Vaud à Lausanne. Il
s’intéresse dans le cadre de sa thèse à la
ludicisation de l’enseignement à l’aide d’outils
numériques, à l’analytique de l’apprentissage et plus
généralement à l’intégration des technologies
éducatives en classe.
Adresse : TECFA, Université de
Genève, 40 bd du Pont d'Arve, 1211 Genève 4,
Courriel : guillaume.bonvin@hepl.ch
Toile : https://tecfa.unige.ch
Éric Sanchez est professeur en technologies
éducatives au LIP/TECFA à l’Université de
Genève (Suisse). Ses travaux portent principalement sur les relations
entre jeu et apprentissage pour l’éducation formelle (école
et université) et non-formelle (musées). D’un point de vue
méthodologique, ils s’appuient sur la recherche collaborative
orientée par la conception (design-based research) et sur
l’analytique de l’apprentissage (learning analytics).
Adresse : TECFA, Université de
Genève, 40 bd du Pont d'Arve, 1211 Genève 4,
Courriel : eric.sanchez@unige.ch
Toile : https://tecfa.unige.ch
REMERCIEMENTS
Nous remercions la Leading House for the Latin
American Region (Université de Saint Gall) qui a financé ces
travaux et les enseignants et les directions des établissements qui ont
permis la mise en place des expérimentations du jeu.
RÉFÉRENCES
Bonnat, C., Sanchez, E.,
Paukovics, E. et Kramar, N. (sous presse, 2023).
Didactic transposition and Learning Game design. Proposal of a model integrating
ludicization, and test in a school visit context in a museum. Dans F. Ligozat,
K. Klette et J. Almqvist (dir.), Didactics in a Changing World: European
Perspectives on Teaching, Learning and the Curriculum. Springer, Disponible sur internet.
Bonvin, G. et Sanchez, E. (2017). Social engagement in a
digital role-playing game dedicated to classroom management. Dans J. Dias, P.
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