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Volume 29, 2022
Article de recherche



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TGRIS, dispositif de formation professionnelle, outillé d’un simulateur d’entretien en Réalité Virtuelle piloté par les pairs

 

Iza MARFISI-SCHOTTMAN (LIUM, EA 4023, Le Mans Université), Isabelle VINATIER (CREN, EA 2661, Nantes Université)

 

RÉSUMÉ : TGRIS est un dispositif de formation, utilisant un outil de simulation d’entretien, en Réalité Virtuelle, conçu pour former les Conseillers Pédagogiques (CP) à prendre conscience de leurs propres états émotionnels, lorsqu’ils sont confrontés aux réactions d’un enseignant réfractaire au conseil, simulé par un Agent Conversationnel Animé (ACA). Cet outil a la particularité d’utiliser des réactions verbales issue de situations réellement vécues. Ce sont également les CP qui pilotent les réactions verbales, non verbales et l’état émotionnel de l’enseignant débutant virtuel. Trois expérimentations avec 12, 17, et 3 CP montrent le potentiel de ce dispositif de formation instrumenté.

MOTS CLÉS : Formation professionnelle, émotion, simulateur, agent conversationnel animé.

TGRIS, professional training with a virtual reality interview simulator, configured and piloted by peers

ABSTRACT : TGRIS is a Virtual Reality interview simulator, designed to train Pedagogical Counselors (PCs) to become aware of their own emotional state, when confronted to a resistant novice teacher, simulated by an Embodied Conversational Agents (ECA). This tool has the particularity of using dialogues that were collected from real-life problematic interviews. The PCs are also responsible of triggering the verbal reactions, non-verbal reactions and the emotional state of the virtual novice teacher. Three experimentations, lead with 12, 17 and 3 PCs, show the potential of the TGRIS technology-enhanced training sessions.

KEYWORDS : Professional training, emotions, simulator, conversational animated agent.

1. Introduction

Les Conseillers Pédagogiques (CP) qui doivent former les enseignants débutants, pendant leurs deux premières années en classe, leur rendent visite deux à cinq fois par an. Ils observent une séquence de travail, puis la font suivre d’un entretien de conseil avec l’enseignant, en vue d’améliorer leurs pratiques. Or, il arrive que les CP se trouvent profondément déstabilisés et démunis face à certaines manifestations émotionnelles (agressivité, accablement, pleurs, etc.) émanant d’enseignants en difficulté. En 2014, face à ces situations d’entretien difficile, 15 CP de l’académie de Nantes ont pris l'initiative de partager leurs expériences dans le cadre d’une recherche collaborative, menée sous l’égide commune de l'Association Nationale des Conseillers Pédagogiques (ANCP, 44) et du Centre de Recherche en Éducation de Nantes (CREN, EA 2661). À ce titre, ces CP ont accepté d’enregistrer et de retranscrire, avec l’accord des enseignants débutants, des extraits d’entretiens problématiques pour eux, afin de les analyser et de comprendre, en collaboration avec le chercheur, la nature des problèmes auxquels ils étaient confrontés. L’objectif était d’identifier ce qui faisait obstacle à leur fonction de conseil dans plus de 20% de leurs entretiens et que, pour cette raison, ils jugeaient problématiques. L’accompagnement dans l’analyse de leurs transcriptions d’entretiens (Vinatier, 2015) leur a révélé que leurs difficultés ne résidaient pas dans un déficit de compétence à objectiver les difficultés rencontrées par les enseignants débutants mais plutôt dans l’embarras où les tenait leur peine à comprendre les émotions manifestées par ces derniers et à gérer leurs propres émotions dans ces moments. Or, les transcriptions ne contiennent pas de données de nature multimodale (c.-à-d. gestes, attitudes et postures, ni de données relatives à la prosodie et aux modulations de la voix) qui accompagnent les prises de parole. Dit autrement, les transcriptions rendent bien compte des tensions entre savoirs professionnels abordés et enjeux d’image de soi (Vinatier, 2013) mais ne rendent pas compte des émotions surgies à cette occasion chez l’enseignant débutant ni chez le CP. Le groupe de CP a donc manifesté la nécessité de travailler à la conscientisation de ces phénomènes et d’en débattre, dans le cadre sécurisant de leur formation par les pairs. C’est la raison pour laquelle il nous a semblé opportun d’associer à ces analyses un travail sur les émotions. Mais comment ? Comment simuler des situations réalistes et problématiques qui permettent de susciter ces émotions ? Les formations actuelles en direction des CP, n’intègrent que très peu la problématique de l’impact des émotions sur leur activité de conseil alors qu’il existe une forte demande en ce sens de la part des CP eux-mêmes (Vinatier, 2015). Plusieurs recherches ont prouvé le potentiel des outils de Réalité Virtuelle (RV) pour recréer des situations réalistes et immersives (Fuchs et al., 2000). Dès lors, la question revenait à savoir comment concevoir un tel outil afin de confronter les CP non seulement aux émotions des enseignants débutants, mais surtout à leurs propres émotions. C’est dans ce contexte que nous avons conçu TGRIS, un dispositif de formation avec un simulateur d’entretien numérique, utilisant des techniques de réalité virtuelle.

Dans cet article, nous présentons d’abord quelques fondements théoriques sur les émotions. La section 3 détaille ensuite la place des émotions dans le contexte de la formation. La section 4 présente la manière dont les émotions sont étudiées dans le champ des Environnements Informatiques pour l’Apprentissage Humain et la section 5 dresse un état de l’art des simulateurs d’entretiens. La section 6 détaille TGRIS : un dispositif de formation avec un simulateur d’entretien numérique. La section 7 présente les expérimentations et, pour finir, la section 8 conclut l’étude et propose quelques perspectives.

2. La conception de l’outil : fondements théoriques

Pour nous engager dans la conception d’un outil de RV répondant aux besoins des formés, il nous fallait d’abord cerner les caractéristiques des émotions. Par différence avec les sentiments, les émotions sont brèves et surgissent de manière réactive et involontaire. Elles se manifestent par des modifications physiologiques. Elles sont d’intensité plus élevée que l’humeur et sont plutôt liées à des causes extérieures à la personne qui les éprouve, contrairement aux humeurs (Rosenberg et Ekman, 2020). Une des caractéristiques remarquables des émotions est leur communicabilité entre les personnes, en raison des neurones miroirs (Rizzolatti et Sinigaglia, 2008) dont dispose chaque être humain. En effet, dans l’interaction en face à face, se trouve à l’œuvre un processus d’échoïsation corporelle. Ce processus se définit comme « le mécanisme par lequel un observateur vit, en miroir, l’état affectif de celui qu’il observe et à qui il s’adresse. Il s’agit d’un mécanisme instinctif de captation des indices non verbaux d’expression émotionnelle » (Cosnier, 2006). Les émotions ont, par ailleurs, plusieurs composantes interdépendantes (Sander et Scherer, 2014). Elles se traduisent par des réactions physiologiques (augmentation du rythme cardiaque, gorge serrée, respiration, coloration de la peau) et des comportements expressifs (de nature posturale et/ou faciale avec un froncement des sourcils ou les yeux qui se lèvent vers le ciel par exemple). L’outil devait donc être en mesure de mobiliser ces composantes perceptibles pour les CP.

Dans le travail, émotions et activités professionnelles sont liées. Elles sont parfois même une des dimensions caractéristiques, socialement attendues, pour signifier un succès ou un échec professionnel ou encore une situation de tension (Cahour et Lancry, 2011). Selon les mêmes auteurs, elles relèvent également d’un éprouvé subjectif, objet d’une conscientisation chez la personne, et que cette dernière peut d’ailleurs plus ou moins facilement exprimer.

L’outil devait donc être en mesure de faire vivre des émotions et nous devions favoriser les conditions de leur conscientisation en formation.

3. La place des émotions dans la formation

La formation en face à face est elle-même une activité de nature émotionnelle (« emotional practice »), comme d’ailleurs l’ensemble des activités humaines impliquant des interactions sociales, ce qui signifie que les émotions ressenties par l’un ou l’autre des interlocuteurs impactent les sentiments du collectif (Denzin, 1984).

En ce qui concerne les enseignants débutants en entretien avec des CP,  leur anxiété est importante car ils se sentent jugés dans leur façon de faire la classe et  ont l’impression qu’ils ne sont pas à la hauteur (Bullough et al., 2006) (Chang, 2009) (Hagenauer et al., 2015). Les CP (tout comme les enseignants), tentent de réguler l’expression de leurs émotions négatives (par exemple en évitant de s’emporter), car ils pensent qu’elles peuvent avoir un impact négatif sur les formés (Taxer et Gross, 2018).

Souvent, les adultes donnent, après coup, des raisons à leurs émotions, qui sont relativement arbitraires. Le plus souvent il s’agit plus d’une justification que d’une véritable explication (Van der Veer, 1996), ce qui suppose des méthodes de questionnement spécifiques (Vermersch, 1994) (Cahour et Van de Weerdt, 2006) qui aident la personne à se rappeler ce qui s’est passé pour elle au moment étudié, surtout lorsqu’elle est aux prises avec des émotions complexes dites « superposées » (Kaiser et Scherer, 1998) comme c’est le cas pour les entretiens problématiques de CP.

Comme nous l’avons vu ci-dessus, il n’est donc pas aisé de concevoir un dispositif de formation qui soit favorable à la prise de conscience des émotions. Ce que l’on comprend des travaux présentés ci-dessus c’est que la prise de conscience n’est en rien spontanée, d’où l’importance à accorder à la conception d’un dispositif de formation mobilisant la simulation. Il nous semble important de favoriser la constitution d’un collectif empathique afin de favoriser l’expression des émotions vécues et de développer l’autoréflexion des CP. C’est ce qui a été mis en place avec un collectif de CP de Nantes depuis 2015 (Vinatier, 2015). Ils utilisent des méthodes d’analyse de leurs transcriptions d’entretiens réels pour initier ce travail de conscientisation mais nous pensons qu’un outil de simulation peut faciliter ce processus. En effet, proposer un outil de simulation, qui permette aux CP de revivre des entretiens problématiques est une façon de leur faire éprouver à nouveau, mais en condensé, et sur le vif, une de ces palettes d’émotions négatives auxquelles les confronte de manière occasionnelle leur activité quotidienne. L’idée générale de notre conception de formation est qu’ils puissent, dans un cadre sécurisé (sans jugement), ressentir, analyser et prendre conscience de leurs émotions entre eux lors d’une phase de débriefing. Cette conception de la formation s’inscrit dans le champ théorique de « la didactique professionnelle » (Pastré, 2011) croisé avec celui des Environnements Informatiques pour l’Apprentissage Humain (EIAH).  

4. La prise en compte des émotions dans les Environnements Informatiques pour l’Apprentissage Humain

Dans le domaine des EIAH, de nombreux travaux concernent la captation et la visualisation automatique des émotions via des tableaux de bord. Différentes formes de visualisation des émotions des apprenants, à destination des formateurs, sont proposés (Leony et al., 2013). Affective AutoTutor, par exemple, modélise les styles pédagogiques, les modes de dialogue, le langage et les gestes d’un tuteur humain (D’Mello et Graesser, 2012). EMODASH (Ez-Zaouia et al., 2020) est un tableau de bord émotionnel multimodal et contextuel visant la prise de conscience rétrospective des tuteurs, à propos des émotions de leurs apprenants à distance. Dans ces travaux, c’est l’outil qui détecte et rend compte des émotions aux tuteurs. D’autres travaux portent sur la création de tuteurs intelligents avec des émotions gérées de façon automatique (Ochs et al., 2014).

Cependant, nous sommes loin de cette conception de formation. En effet, l’enjeu est, pour nous, de permettre aux formés de prendre conscience de leurs propres émotions, via des expérimentations individuelles, vécues en situation de simulation et analysées collectivement, afin de cerner leur impact sur leur activité de conseil. Si les outils et modèles, issus des recherches en EIAH, présentés ci-dessus, ne sont pas adaptés pour autant, nos analyses sont convergentes avec certains de leurs principes. En particulier, il apparaît que le fait de mettre les CP dans des situations de simulation qui font naitre des émotions négatives ou un sentiment de confusion constituent des situations de prise de conscience favorables à une réflexion et une remise en question de leurs pratiques (Samurçay et Rogalski, 1998).

5. Outil de simulation d’entretiens

Avant d’aborder la situation de simulation que nous avons conçue, nous présentons rapidement les outils de simulation d’entretien existants. Il existe, en effet, un certain nombre de simulateurs d’entretien intégrant des humains virtuels, appelé Agents Conversationnels Animés (ACA) (Hartholt et al., 2013). VTS-Editor par exemple offre un système de simulation pour se former aux entretiens d'embauche et de vente (https://seriousfactory.com/logiciel-auteur-vts-editor/). Ce système permet également de configurer le lieu de l’entretien (par ex., salle de conférence, bureau, machine à café) et de créer de nouveaux scénarios de dialogues (arborescence qui contient toutes les réponses possibles pour l'ACA et le formé). Toutefois, les interactions que proposent ces simulations ne permettent pas de créer des situations porteuses de charges émotionnelles. En fait, elles souffrent de trois inconvénients majeurs :

- le formé clique sur des phrases et ne travaille donc pas dans l’instantané d’une interaction langagière ;

- les réponses sont prédéfinies et le formé ne questionne donc pas ses propres productions verbales ;

- la posture et les expressions faciales du formé, dans lesquelles se nichent des émotions, ne sont pas prises en compte par le système.

Certains systèmes comme INOTS (Hays et al., 2012), utilisés par l’armée américaine, proposent une liste de réponses (par ex., accepter ou refuser) et demandent aux formés de formuler leurs réponses et de la dire à voix haute (par ex., « oui, commandant, j’accepte cette mission ») avant de cliquer sur la réponse. Même si les formés s’entraînent donc à créer et dire leurs phrases, leurs performances de communication ne sont pas du tout prises en compte par le système.

ViTA (Burke et al., 2018) et MACH (Hoque et al., 2013) offrent des interactions beaucoup plus naturelles. Ces systèmes permettent au formé de discuter naturellement avec l’ACA, jouant le rôle du recruteur. Ce système est capable de détecter certains mots clés pour adapter les interactions de l’ACA. Cependant, la logique de ce système ne fonctionne que pour des entretiens où l'agent est le moteur de la conversation et où il suffit d'adapter légèrement ses réactions à ce que dit le formé. Tardis (Anderson et al., 2013) offre un système similaire. Cependant, il utilise aussi certains signaux non verbaux émis par le formé, tels que l'expression faciale, la posture, la direction de la tête, et l'intonation de la voix pour adapter le comportement émotionnel et social de l'ACA.

La Réalité Virtuelle (RV) est une des dernières avancées dans le domaine de la simulation. L'efficacité de ces environnements a été prouvée pour des besoins de formations spécifiques : s’entraîner à la prise de décision rapide dans des situations stressantes (Ponder et al., 2003), aider les personnes atteintes de troubles mentaux à se former aux entretiens d’embauche (Bell et Weinstein, 2011) et s’entraîner à surmonter des phobies sociales (Brinkman et al., 2012). Afin de créer des simulations qui déclenchent des émotions, comme dans le monde réel, les ACA et les éléments de l'environnement virtuel sont pilotés, en temps réel, par un enseignant ou un thérapeute, à travers une interface de contrôle.

Les outils de simulation en RV semblent le mieux adaptés aux besoins de formations de CP car ils sont immersifs et permettent ainsi de recréer des situations émotionnelles et engageantes. Nous pensons aussi que le fait qu’ils soient pilotés par un humain (enseignant ou thérapeute) est idéal pour calibrer finement la simulation et créer des situations adaptées à chaque formé. Il est par contre important de combiner ces simulateurs avec des ACA capables d’exprimer une grande palette d’émotions mais également un système de paramétrage comme VTS-Editor pour recréer des simulations rappelant des situations réelles.

6. Proposition du dispositif de formation TGRIS

Nous proposons, dans cette section, TGRIS, en tant que dispositif intégrant un simulateur en RV pour la formation des CP. Nous présentons ensuite nos questions de recherche et une analyse à la fois qualitative et quantitative des trois premières années d’expérimentation en formation avec, au total, 32 CP.

6.1. Dispositif TGRIS

Le dispositif TGRIS (Teacher-Guided Realistic Interview Simulator) a pour objectif de faire vivre des situations d’entretien inédites et déstabilisantes aux CP (Vinatier et Marfisi-Schottman, 2018). Ce dispositif (voir figure 1) n’a pas vocation à remplacer l'analyse des transcriptions ou des séances de jeux de rôle. Les aspects techniques du simulateur sont présentés dans d’autres articles (Marfisi-Schottman et al., 2018) (Marfisi-Schottman et Vinatier, 2019).

Comme le montre la Figure 1, le formé, en interaction avec l’ACA, est assis à un bureau et parle directement à l'agent virtuel via un casque de RV. Avant de lancer la simulation, le formateur choisit l’apparence de l’ACA (Figure 2 à droite). Il sélectionne également le contexte pour aider le formé à situer l’entretien. TGRIS propose actuellement quatre contextes qui ont été définis par les CP eux-mêmes :

- Contexte 1 – L'enseignant se montre peu investi, les élèves n’apprennent pas et montent sur les tables ;

- Contexte 2 – L’enseignant travaille mais a peur des élèves ;

- Contexte 3 – L’enseignant est débordé et un élève est porteur d'un handicap ;

- Contexte 4 – L’enseignant est très rigide, il semble se moquer des élèves.

Avant de lancer la simulation, il est demandé au formé de prendre son temps pour se remémorer une situation d’entretien avec un enseignant débutant inscrit dans un de ces contextes. Le but est de l’aider à rentrer dans la simulation. Les autres formés observent la simulation qui sera analysée collectivement lors de la séance de débriefing qui suit chaque entretien.

Figure 1 • Le dispositif TGRIS

Figure 2 • Interface de contrôle de TGRIS

Pendant la simulation, les réactions de l'ACA sont déclenchées par le formateur en temps réel, à travers une interface de contrôle (figure 2). Le formateur peut ainsi déclencher ses réactions verbales (interventions), non verbales (par ex., croiser les bras, lever les yeux, reculer le torse) et changer ses émotions (par ex., colère, anxiété, tristesse).

Afin de ne pas surcharger l’interface, les interventions ont été regroupées en six catégories. Par exemple, la catégorie « refus » contient les interventions telles que « J’en ai marre de ce type de question ; c’est à vous de me le dire » (sous-entendu : ce que je dois faire) ou qui montrent un refus d’écoute de la part de l’enseignant débutant par des postures et des mimiques. Les formateurs peuvent ajouter des interventions (phrases) directement via l’interface de contrôle ou des réactions complètes (catégories, interventions et émotions associées) à partir d’un document texte.

Dans notre cas, le simulateur est utilisé dans le contexte d’une formation par les pairs : la formation est menée par un groupe de CP déjà engagés dans l’analyse de leur activité de conseil (Vinatier, 2015). Il nous a donc semblé logique que ce soit ces CP qui jouent le rôle de formateurs en déclenchant les réactions de l’ACA, notamment avec des interventions problématiques auxquelles ils avaient été confrontés lors de vrais entretiens.

L’ACA fonctionne avec le système GRETA (Bevacqua et al., 2010). Ce dernier a la spécificité de fournir une très grande palette d'émotions multimodales, combinant le ton de la voix, l'expression faciale et le langage corporel. De plus, les agents de GRETA réagissent au son de la voix de l'utilisateur en hochant la tête et en changeant la direction de leur regard, donnant l'impression qu'ils écoutent. Grâce à ces caractéristiques, les agents virtuels transmettent des émotions et semblent avoir leur propre personnalité. Même si l’aspect visuel des ACA ne semble pas très réaliste, les auteurs montrent que l'aspect immersif dépend surtout de son comportement et de la cohérence de l'environnement.

6.2. Méthode de recherche

TGRIS est fondamentalement pluridisciplinaire dès l’origine. L’idée même du projet est apparue suite à une entrevue entre les deux auteures. Sa conception répond à des problématiques propres à l’Informatique et aux Sciences de l’Éducation et de la Formation (SEF). D’un point de vue SEF, les problématiques sont liées à la conception d’un dispositif de formation instrumenté, en collaboration avec les pairs, pour rendre les CP autonomes dans l’amélioration de leurs pratiques professionnelles et notamment dans la prise en compte de leurs émotions. D’un point de vue informatique, les problématiques sont liées à la création d’outils numériques capables de faire revivre des situations réalistes et porteuses de charges émotionnelles, pour la formation professionnelle.

De plus, TGRIS a été conçu en étroite collaboration avec une quinzaine de CP de l'Association Nationale des Conseillers Pédagogiques, en associant deux approches méthodologiques : la recherche basée sur la conception (DBR pour Design-Based Research) et la Démarche de conception Centrée Utilisateur (DCU). La DBR est bien adaptée au domaine des EIAH, notamment parce qu’elle facilite la collaboration entre chercheurs et acteurs du terrain pour produire des outils répondant aux besoins réels. Cette démarche compte trois phases importantes. La première phase consiste en l’analyse de situations de terrain, appuyée sur la théorie de la Didactique professionnelle (Pastré, 2011), pour identifier ce qui fait obstacle aux apprentissages expérientiels, associée à la recherche bibliographique, qui permet de poser les hypothèses. Cette phase est ensuite suivie de plusieurs cycles successifs et itératifs de développement d’un prototype pour implémenter ces hypothèses et les valider, ou non, à travers des phases d’expérimentations sur le terrain (Wang et Hannafin, 2005). De son côté, la DCU permet non seulement d’améliorer l’utilisabilité du système, mais également d’améliorer les chances d’acceptabilité et d’usage ultérieur en impliquant les utilisateurs destinataires du dispositif, dès le début du projet de recherche, grâce à leur participation à la conception des outils et à l’évaluation des prototypes (Baek et al., 2008) (Mandran et al., 2013).

Figure 3 • Déroulement du projet TGRIS selon la méthode DBR

Comme le montre la Figure 3, le projet TGRIS suit les étapes de ces deux démarches complémentaires avec une phase d’analyse, suivie de quatre cycles itératifs de développement et d’expérimentation sur le terrain, en impliquant à chaque fois les CP. En particulier, nous avons utilisé leurs sessions de formation annuelle, sur une journée, pour recueillir leurs avis et évaluer le prototype. Dans la suite, nous montrons comment les CP ont participé à la co-conception et à l’amélioration de TGRIS.

En 2016, au tout début du projet, nous avons assisté à une session de formation des CP pour analyser leurs pratiques et leurs besoins. En fin de journée, nous leur avons présenté le projet et un bref état de l’art sur les outils de simulation existants. Ils ont également testé un jeu en RV montrant un homme qui raconte une histoire autour d’un feu de camp. Ils ont immédiatement manifesté leur intérêt pour cette technologie qui leur semblait propice à faire naître des émotions.

En 2017, nous avons sélectionné la plateforme d’ACA GRETA, qui répondait à tous les besoins de la formation. Ce choix a été validé par le groupe de CP en mars. Il a particulièrement apprécié la palette des visages proposés par GRETA (Figure 4). La vue de ces visages, sous la forme de simple image, a suscité de vives réactions de leur part et a permis de lancer des discussions très riches sur comment ils aborderaient un entretien avec ce(Vinatier et Marfisi-Schottman, 2018)i-Schottman, 2018). Les CP ont également décidé de centrer les simulations de TGRIS sur l’entrée de l’entretien avec les enseignants débutants, puisqu’il s’agit d’un moment clé, dont dépend la poursuite de (Kerbrat-Orecchioni, 1992)-Orecchioni, 1992). Ils ont également fourni l’intégralité des interventions (70 interventions regroupées en 6 catégories) issues de l’analyse de leurs propres entretiens. Chaque CP avait pour objectif de retranscrire au moins un entretien jugé problématique, puis de l’analyser afin d’en extraire les interventions (phrases) problématiques. Lors d’une session de travail en groupe, ils ont ensuite regroupé ces interventions par catégories. Pour finir, ils ont également fourni quatre contextes courants pour introduire la simulation.

Figure 4 • Quelques-uns des visages d’Agent Conversationnel Animé de TGRIS

En 2018, après plusieurs tests avec les CP formateurs, nous avons testé la première version de TGRIS, lors d’une journée de formation avec 12 CP. Cette expérimentation, détaillée dans la suite de l’article, nous a permis de comparer les jeux de rôle, actuellement largement utilisés en formation pour simuler des entretiens problématiques, et deux versions de TGRIS, avec et sans RV.  L’utilisation de TGRIS en contexte de formation nous a également permis d’ajouter 13 interventions proposées par l’ACA et d’améliorer certaines fonctionnalités. Nous avons notamment ajouté des émotions automatiques pour certaines catégories d’interventions, à la demande des CP formateurs.

En 2019, la nouvelle version de TGRIS a été utilisée lors d’une session de formation avec 17 CP. Cette expérimentation, également décrite plus bas, nous a permis de comparer à nouveau les jeux de rôle avec TGRIS en RV. Suite aux commentaires des CP, nous avons ensuite amélioré TGRIS en ajoutant une nouvelle catégorie d’interventions et en créant des gestes sur mesure, pour mieux recréer les conditions rencontrées dans les vrais entretiens.

En 2020, la nouvelle version de TGRIS a été testée lors d’une journée de préformation avec 3 CP. Malheureusement, la journée de formation prévue le lendemain, avec une quinzaine de CP, ainsi que les autres journées de formations en 2021 ont été annulées suite à la pandémie mondiale de la COVID-19. Le rectorat de Nantes a préféré réinvestir le temps de formation des CP pour gérer la situation de crise.

7. Expérimentations

7.1. Questions de recherche

Dans cette partie, nous présentons les trois expérimentations menées pendant la recherche. Ces expérimentations avaient pour but de répondre aux trois questions qui font l’objet des paragraphes suivants. 

7.1.1. QR1 : TGRIS permet-il de faire l’expérience d’émotions in situ utiles à la formation des CP ?

Pour répondre à cette question, nous comparons des simulations d’entretien avec TGRIS à des sessions de jeu de rôle, habituellement utilisées en formation. Nous recueillons également des émotions ressenties par les CP, grâce à des questionnaires. Nous filmons toutes les simulations et les sessions de débriefing afin de les analyser. Cela nous fournit une indication sur la nature des échanges et le fait qu’elles soient formatrices ou non.

7.1.2. QR2 : Quelles fonctionnalités sont nécessaires pour que les formateurs créent des situations de simulation possédant un fort pouvoir d’évocation ?

Afin que les simulations soient les plus formatrices possible, nous avons supposé que les interactions avec l’ACA devaient créer des tensions et des réactions proches de celles qui sont vécues lors d’entretiens problématiques réels. En effet, en cohérence avec le champ théorique de la didactique professionnelle, il est plus intéressant de mettre en scène des situations problématiques plutôt que des situations simples car les premières sont plus porteuses d’apprentissages que les secondes. Nous avons donc travaillé, avec les CP, pour identifier le contenu des interactions (paroles, gestes et émotions) de l’ACA mais également les fonctionnalités de l’outil nécessaires pour piloter facilement cet ACA en temps réel, lors de la simulation. Grâce à la méthode DBR, nous avons pu faire évoluer le contenu et les fonctionnalités de TGRIS plusieurs fois pendant la recherche. Le pouvoir d’évocation des simulations est mesuré grâce aux questionnaires remplis par les CP. Nous avons également analysé les simulations pour voir si elles étaient similaires à de vrais entretiens.

7.1.3. QR3 : La RV aide-t-elle les formés à prendre conscience de leurs émotions plus facilement que le dispositif Écran ?

Au vu de l’état de l’art, on peut raisonnablement estimer qu’un dispositif en RV, plus immersif que la version écran, est en mesure de susciter plus d’émotions (Bevacqua et al., 2010) (Brinkman et al., 2012). Nous avons voulu tout de même valider cette hypothèse, lors de la première expérimentation de TGRIS, en proposant aux CP d’utiliser soit la version avec la RV, soit la version Écran, et en comparant les émotions perçues.

7.2. Protocole expérimental

Au vu des questions de recherche, nous avons mis en place le protocole expérimental décrit dans la Figure 5.

Figure 5 • Protocole expérimental

Le groupe de CP était divisé en deux, de façon aléatoire, en veillant à garder au moins 2 CP expérimentés dans chaque groupe. Le matin, le groupe A faisait des jeux de rôle pendant que le groupe B utilisait TGRIS. Les groupes ont été intervertis l’après-midi. Pour l’expérimentation de juin 2018, les CP ont testé deux versions de TGRIS (TGRIS-RV et TGRIS-Écran) afin de répondre à la question QR3. Pour l’expérimentation de 2020, nous n’avions que 3 CP, donc nous les avons tous mis dans le groupe A.

TGRIS a été utilisé dans le cadre d’une journée de formation par les pairs en juin 2018, en mars 2019 et en mars 2020 (Tableau 1). En tout, 32 CP ont utilisé l’outil, dont six CP expérimentés qui testaient la simulation, mais qui ont également joué le rôle du formateur et piloté l’ACA par binômes. Nous avons demandé aux CP de répondre à plusieurs questionnaires composés de questions ouvertes et d’affirmations pour lesquelles les sujets devaient donner leur avis sur une échelle de Likert à 6 modalités, de « pas du tout d’accord » à « tout à fait d’accord » (voir Annexe). Le premier questionnaire donné aux CP, juste après chacune de leurs simulations d’entretien, visait à savoir s’ils avaient vécu des émotions (QR1). Le deuxième questionnaire à la fin de la journée avait pour objectif de mesurer l’utilité des fonctionnalités de TGRIS (QR2) et les différences entre les différentes méthodes de simulation d’entretien (QR3).

Tableau 1 • Simulations d’entretien menées sur les trois années d’expérimentations


2018

2019

2020

Total

Nombre de CP

12

17

3

32

Nombre de simulations avec TGRIS

14 =

7 TGRIS-RV

+ 7 TGRIS-Écran

14 TGRIS-RV

4

TGRIS-RV

32 =

25 TGRIS-RV

+ 7 TGRIS-Écran

Nombre de jeux de rôle

4

5

2

11

Comme le montre le Tableau 1, certains CP ont effectué plus d’une simulation avec TGRIS et moins de la moitié des CP ont eu le temps d’effectuer une simulation avec le jeu de rôle pendant la formation. Ceci peut s’expliquer par la durée des simulations que nous détaillons dans la suite.

Pour finir, nous avons retranscrit et analysé les entretiens menés avec TGRIS. Nous avons utilisé la même méthode que les CP utilisent pour analyser leurs entretiens en situation réelle lors de leur formation avec le chercheur (Vinatier, 2015). L’objectif était d’avoir des éléments d’analyse sur l’authenticité de la situation d’entretien (QR2). En particulier, nous voulions vérifier si l’entretien avec l’ACA donnait bien lieu à des moments de tensions entre le CP et le débutant, appelés incidents. Dans l’analyse des situations de travail (champ théorique de la didactique professionnelle), ce sont, en effet, les incidents du travail qui mobilisent avec acuité les savoirs d’expérience. L’analyse, dans ce cas de figure, est significative des compétences à construire ou encore construites par le professionnel. Le deuxième objectif était de vérifier si les interventions des CP sont suffisamment réalistes, c’est-à-dire évocatrices d’un savoir du métier de conseiller.

7.3. Une étude de cas d’entretien avec TGRIS

Dans cette section, nous proposons une analyse qualitative d’un des entretiens menés avec l’outil de simulation TGRIS-RV en 2018 (TGRIS-V1). La figure 6 montre le dispositif mis en place.

Figure 6 • Simulation d’entretien avec TGRIS-RV

La CP qui interagissait avec l’ACA avait plus de 5 ans d’expérience. L’interaction choisie se compose de 14 interventions.

- (0) Contexte annoncé par le formateur : « Les élèves n’apprennent pas et montent sur les tables ».

- (1) CP : « Ce matin, j’ai observé ta classe. Je te propose qu’on fasse une petite analyse de ce que j’ai pu percevoir. J’ai vu que c’était un peu compliqué pour toi ce matin et j’aurais voulu savoir comment toi tu te situes dans cette classe. »

La CP veut installer, dès l’ouverture des échanges un climat collaboratif. Elle sait par expérience, qu’il est important de bien commencer un entretien « ...Je te propose ». L’analyse à engager est minimisée « une petite » car elle sait qu’analyser est difficile pour les débutants. La difficulté de la débutante l’est aussi « un peu compliqué pour toi ». De même la demande de la CP n’est pas un ordre mais une proposition «... et j’aurais voulu savoir... ». Cette intervention à l’ouverture de l’entretien vise à minimiser tout risque de réaction émotionnelle.

- (2) ACA : « On n’a pas perdu trop de temps. »

Dans cette situation, l’ACA représente une enseignante débutante qui est dans le déni des difficultés qu’elle rencontre (incident n° 1), voire qui valorise son territoire d’action. C’est un incident au sens où la CP est confrontée à une débutante qui n’a pas conscience des difficultés qu’elle rencontre.

- (3) CP : « Alors oui, on n’a pas perdu de temps, pourtant il m’a semblé que c’était un peu compliqué au niveau de la gestion des élèves. L’entrée en classe a été un peu problématique. Est-ce que toi tu as ressenti cette gêne au moment de l’accueil ? »

Le « on » inclusif marque sa proximité avec la débutante virtuelle et c’est une façon de partager la responsabilité de ce qui s’est passé (c’est un procédé pour construire un territoire commun assez fréquemment repéré chez les CP en situation réelle d’entretien). La CP indique aussi qu’elle a repéré des difficultés dans un registre particulier « la gestion des élèves » (fonction de minimisation des difficultés dans l’échange : les difficultés sont circonscrites à un domaine de pratique). L’usage de l’expression « un peu problématique » est une 2e façon de minimiser la difficulté. Pour finir, la question posée par la CP est un appel à la conscience de ce qui arrive à l’enseignante débutante. Dès l’ouverture des échanges, cette CP manifeste d’une part, le souci de ne pas accabler la débutante, et d’autre part, de tenter de provoquer la conscience réflexive de ce qui s’est passé. Il s’agit là de deux « savoirs-en-acte » (Pastré, 2011) du métier de conseiller importants dans la formation des enseignants.

- (4) ACA : [Émotion : tristesse] « C’est toujours la même chose. »

L’enseignante débutante manifeste alors de l’abattement. C’est une façon d’exprimer à la CP qu’elle n’y arrive pas (son territoire professionnel est réduit) et par là-même de convoquer le territoire d’action de la CP, comme si elle avait à faire la preuve de sa capacité à l’aider (incident n° 2).

- (5) CP : « Alors qu’est-ce que tu entends par là ? Est-ce que tu peux définir un peu mieux ? »

La CP a là encore une réaction de nature professionnelle afin de circonscrire le problème.  Mais c’est aussi une façon de ne pas répondre par l’émotion à l’émotion de la débutante, un moyen peut-être de gagner du temps tout en se refusant à proposer des solutions toutes faites pour « aider » et se montrer performante.

- (6) ACA : « Les élèves prennent la parole sans que je leur donne. »

La débutante virtuelle amorce une description sommaire de ce qui se passe en classe (incident n° 3) ce qui est une façon de ne pas trop solliciter son territoire professionnel pour protéger sa face (image de soi). En général il est attendu des débutants une description détaillée de ce qui s’est passé en classe, voire une analyse de la difficulté qu’ils rencontrent.

- (7) CP : « Effectivement, les élèves prennent la parole sans que tu leur donnes. Est-ce que tu as réfléchi à ce que tu pourrais mettre en place pour essayer de canaliser leurs paroles ? »

La CP reprend le diagnostic général de la débutante « les élèves prennent la parole sans que tu leur donnes » et oriente l’échange dans la recherche de ressources dont est susceptible de s’emparer la débutante dans ce type de situation. C’est encore une façon de solliciter son territoire professionnel. Si, elle manifeste un savoir d’expérience pour tenter d’orienter cette débutante vers la recherche des ressources dont elle est censée disposer, c’est aussi une façon de protéger son propre territoire.

- (8) ACA : [Émotion : colère] « Ce n’est pas moi qui ai décidé. C’est la titulaire qui m’a dit de faire comme ça. » [Geste : bras croisés]

Face à leurs difficultés, il est courant que les débutants fassent référence aux décisions prises par les titulaires des classes. En fait, la débutante se dédouane, elle protège son territoire d’action. Le refus de mobiliser son territoire professionnel en raison de ses difficultés correspond à une manifestation émotionnelle qui complexifie l’intervention (incident n° 4).

- (9) CP : « D’accord, donc là tu suis exactement ce que vous avez défini avec la titulaire. Est-ce que cela te convient ? »

« D’accord » est une manière d’introduire son intervention pour indiquer à la débutante qu’elle est entendue. La 2e question, par contre, interpelle le territoire de la débutante (sa capacité de jugement).

- (10) ACA : [Émotion : tristesse] « Avec la collègue titulaire, c’est difficile. »

En (10) les formateurs déclenchent à nouveau une émotion chez l’ACA (incident n° 5). Implicitement, c’est une façon utilisée par la débutante pour ne pas répondre au CP.

La réaction émotionnelle des débutants déstabilise les CP. Par ailleurs, expliquer ses difficultés en évoquant la responsabilité de la titulaire de la classe ne donne aucune prise au conseiller, dont le rôle est de conseiller le débutant et non pas le ou la titulaire de la classe. Implicitement, le territoire d’action du conseiller est nié et par contrecoup, l’image qu’il peut avoir de lui-même. On peut donc comprendre combien l’atteinte au territoire et au narcissisme de l’interlocuteur peut déclencher des émotions qu’il est important d’analyser pour mieux maîtriser celles vécues in situ.

- (11) CP : « Effectivement, c’est un problème qu’on peut rencontrer quand on travaille à temps partiel. Est-ce que tu as essayé de demander à des collègues de servir de médiateurs pour que vous puissiez avoir une conversation apaisée ? »

La CP minimise à nouveau la difficulté de la débutante simulée « c’est un problème qu’on peut rencontrer quand on travaille à temps partiel ». C’est son statut qui pose problème, pas son travail. Elle suggère alors de s’appuyer sur des collègues bienveillants pour ne pas se trouver seule face au problème rencontré.

- (12) ACA : « Non. » [Geste : regard baissé]

L’intervention (12) est à nouveau un refus de communiquer (incident n° 6).

- (13) CP : « Alors, je comprends que ce soit difficile pour toi. Après ce sont des situations qui sont assez courantes quand on débute. Est-ce que tu as essayé d’en parler à tes collègues ? »

Là encore, le problème est minimisé « ...ce sont des situations qui sont assez courantes quand on débute ». Elle réitère la proposition de faire appel aux collègues car elle se trouve elle-même démunie (atteinte de son territoire professionnel).

- (14) ACA : « L’AVS (accompagnant des élèves en situation de handicap) n’est pas toujours là. »  

L’intervention (14) inadaptée, arrête l’entretien.  La CP était aussi à cours de proposition (13). Typiquement c’est un entretien qui tourne en rond.

L’ensemble des interventions de l’ACA montre la capacité dont disposent les formateurs pour susciter des obstacles qui se répartissent sous trois pôles selon le modèle R-É-P (Vinatier, 2013) : (R) Relationnel, lorsque le débutant virtuel se montre émotionnellement dépassé ; (É) Épistémique, lorsque le débutant se montre démuni en termes de connaissances à mobiliser ; (P) Pragmatique, lorsque le débutant n’est pas en mesure de faire des propositions d’action. Réciproquement, la CP montre une bonne maîtrise de savoirs du métier : ne pas décourager le débutant (relation) ; faire expliciter et réfléchir (épistémique) ; suggérer de ne pas rester seul (pragmatique). Si elle est déstabilisée par les différents incidents, pour autant elle mobilise ses savoirs professionnels pour poursuivre l’entretien malgré la résistance de cette débutante virtuelle. Il est à noter qu’alors que l’entretien tourne en rond, elle ne s’autorise pas à l’arrêter car sans doute ce n’est pas acceptable dans sa conception de ce qu’est un bon conseiller. Nous avons constaté le même processus lors des autres entretiens en situation de simulation.

L’analyse minutieuse de cet entretien simulé est précieuse pour les CP afin de les aider à cerner les processus engagés. Elle permet aussi aux chercheurs de repérer la pertinence de la simulation pour susciter des déstabilisations et donc des émotions négatives chez les CP.

7.4. Analyse générale des entretiens et de leur débriefing

Dans cette section, nous dressons une analyse globale des simulations menées avec TGRIS et les jeux de rôle ainsi que des débriefings qui ont suivi. La Figure 7 présente une comparaison des durées des différentes situations de simulations menées pendant les expérimentations.

Figure 7 • Comparaison des durées de simulations et de débriefings

Cette comparaison montre que les entretiens avec TGRIS (RV ou Ecran) durent en moyenne un peu plus de 7 minutes (ce qui est plus que ce que nous pensions possible au départ, au vu de la série d’obstacles auxquels nous avons confronté les CP), alors que les simulations avec jeu de rôle durent en moyenne 15 minutes. Ceci est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles nous en avons seulement 11 pour 32 simulations avec TGRIS dans le même temps alloué.

Il est important de noter que nous n’avons pas donné de limite de temps pour les entretiens. Ils se sont naturellement arrêtés, soit parce que le CP formé était dépassé par le refus obstiné de l’enseignante débutante virtuelle, soit parce que les formateurs ne trouvaient plus d’interventions pour relancer l’entretien ou soit parce qu’ils déclenchaient une intervention inadaptée par rapport au début de l’entretien. TGRIS a en effet été paramétré pour travailler uniquement sur le début de l’entretien puisqu’il s’agit d’un des moments clés pour l’engagement du dialogue. Au contraire, pendant les jeux de rôle, les CP avaient tendance à simuler un entretien entier. De plus, les chercheurs, qui étaient présents dans la salle dans laquelle avaient lieu les simulations avec TGRIS, souhaitaient que tous les CP puissent tester TGRIS et poussaient donc peut-être inconsciemment les formateurs à arrêter la simulation quand ils sentaient qu’elle n’apportait plus rien.

Les débriefings après l’outil TGRIS (RV ou Écran) durent en moyenne 13 minutes alors que ceux qui suivent les jeux de rôle durent seulement 7 minutes. Une des raisons qui peut expliquer ce phénomène est le fait que les simulations avec TGRIS étaient beaucoup plus riches en termes d’incidents (Figure 8). En effet, les simulations avec TGRIS contenaient en moyenne presque 8,8 incidents contre 4,5 pendant les jeux de rôle. L’écart est encore plus flagrant quand on compare le nombre d’incidents par minute : les simulations avec TGRIS contiennent 1,28 incident/min contre 0,30 incident/min pour les jeux de rôle, soit 4 fois plus. Ceci paraît tout à fait logique puisque chaque intervention de l’ACA est issue d’une vraie situation problématique vécue et rapportée par les CP. Il s’agit donc d’un condensé de situations problématiques qui peuvent causer des incidents. Les CP ayant expérimenté la situation de simulation avaient donc bien plus de matière à discuter avec leurs collègues pendant le débriefing.

Figure 8 • Comparaison du nombre d’incidents dans les simulations

7.5. Réponses aux questions de recherche

Dans cette section, nous utilisons les données ci-dessus, ainsi que les réponses aux questionnaires, pour répondre aux questions de recherche.

7.5.1. QR1 : TGRIS permet-il de faire l’expérience d’émotions in situ utiles à la formation des CP ?

La Figure 9 montre l’analyse des réponses apportées au Questionnaire Emotions (voir Annexe), auquel les CP ont répondu immédiatement après avoir testé la simulation. Certains CP ont donc répondu plusieurs fois à ce questionnaire. Même si le nombre de réponses est assez inégal entre les types de simulation (jeu de rôle, TGRIS-Écran et TGRIS-VR), pour les raisons expliquées précédemment, il est possible de dégager des pistes de réponse à la première question de recherche.

À la question Q2 : Avez-vous ressenti des émotions pendant la simulation ? Les CP ont répondu entre 3 et 6 pour les simulations avec TGRIS-RV, sur une échelle de Likert de 1 à 6 de « pas du tout » à « tout à fait ». Les CP ayant testé TGRIS-Écran ont répondu entre 3 et 5 et ceux ayant testé les jeux de rôle ont répondu entre 2 et 4. On peut donc estimer qu’une simulation avec TGRIS semble plus à même de faire naître des émotions, de manière consciente, chez les formés que les jeux de rôle. L’analyse des visages des CP pendant les simulations avec TGRIS-Écran montre effectivement des mimiques de stress, des regards fuyants, des sourires nerveux et des pincements de lèvres : autant de signes qui attestent des émotions vécues chez le CP effectuant la simulation, mais également chez les CP qui observent. Ce constat est également étayé par le fait que les CP ont pu nommer plus d’émotions ressenties dans la question Q2.bis. En effet, cette question, dont la réponse n’était pas obligatoire, a reçu au moins une réponse de la part des CP ayant utilisé TGRIS-RV alors qu’elle est souvent restée sans réponse pour les autres cas de simulation. Le terme « empathie », que l’on retrouve dans les trois types de simulation, est en particulier intéressant, car il indique que les CP ont eu de l’empathie, même pour l’ACA.

Figure 9 • Comparaison des émotions ressenties entre simulations

L’analyse comparative des termes utilisés par les CP pour décrire les émotions qu’ils ont ressenties en fonction des types de simulation montre que TGRIS peut créer des situations expérientielles provoquant des déstabilisations émotionnelles (comme en témoigne l’étude de cas d’un entretien problématique avec TGRIS - voir partie 7.3), que l’on ne retrouve pas du tout lors des jeux de rôle. En effet, le terme « déstabilisation » est souvent utilisé par les CP ayant testé TGRIS (Ecran ou RV). Ces mêmes CP utilisent aussi les termes « doute », « impuissance », « gêne », « anxiété » et « inquiétude » que l’on ne retrouve pas avec les jeux de rôle.

La confusion induite par le comportement de l’ACA incite les CP à s'engager dans une réflexion collective. C’est ce qui s’est passé dans les débriefings avec les pairs suivant les simulations. Ces sessions de débriefing, particulièrement longues après les simulations avec TGRIS (voir partie 7.4), sont marquées par l’expression des émotions des CP et leur analyse collective. On peut donc penser qu’il y a eu prise de conscience. Il semble que le fait d’être face à un ACA, et non pas face à un humain, permet aux CP d’être plus honnêtes vis-à-vis des émotions qu’ils ressentent et ainsi de mieux les analyser lors de la séance de débriefing : « Le fait d'être face à un écran donne une autre distance. On est plus en recul dans notre façon de répondre. » ; « L’outil permet de se confronter brutalement à la résistance des enseignants. Cette résistance est aussi là avec un vrai enseignant, mais elle est masquée par la politesse. » ; « L'enchaînement des émotions de l'ACA, si elles sont inattendues, suffit à créer la déstabilisation. Cette déstabilisation et l'analyse à chaud avec les collègues ouvrent un axe de travail personnel. ». Les CP avaient donc plus tendance à se livrer sur leurs ressentis puisqu’ils ne risquaient pas de froisser l’ACA. Ils ont également beaucoup plus parlé de situations similaires vécues dans le passé, comme s’il était plus simple pour eux de projeter leur imagination dans l’ACA.

Ces sessions de débriefing semblent aussi avoir aidé les CP à questionner leur posture. Voici quelques-unes de leurs interventions lors du bilan de la formation témoignant d’un regard nouveau porté sur leurs pratiques : « Je me suis détaché du fond pour me concentrer sur ce que l’on ne voit pas. », « Quand on va les voir, on a l’impression que les enseignants débutants répondent et qu’ils suivent notre scénario alors que pas du tout ! On prend un raccourci avec l’outil, parce que l’ACA est plus brut que des vrais enseignants ». Les réponses données à la fin de la journée de formation aux questions portant sur le fait que les simulations avaient permis aux CP de prendre du recul sur leur pratique, confirment cette tendance (Figure 10). En effet, plus de la moitié des CP ont donné la note maximale à TGRIS, pour seulement 1/3 pour le jeu de rôle. Les notes restent cependant très bonnes pour les deux types de simulations. Dans les commentaires libres, six CP ont d’ailleurs exprimé le fait que les deux types de simulations étaient complémentaires : les jeux de rôle pour s’entraîner sur un entretien complet « classique » et TGRIS pour expérimenter la conduite d’entretiens en situation complexe, c’est-à-dire avec un débutant virtuel (l’ACA) très résistant.

Figure 10 • Comparaison de l'utilité des simulations

Pour toutes ces raisons, il nous semble raisonnable de penser que TGRIS favorise une expérience chargée d’émotions in situ. Couplée à une séance de débriefing par les pairs, elle paraît utile à leur formation.

7.5.2. QR2 : Est-ce que TGRIS permet de construire des simulations possédant un fort pouvoir d’évocation ?

Le deuxième objectif des expérimentations était de mesurer le pouvoir d’évocation du dispositif TGRIS. L’analyse détaillée de l’entretien fourni dans la partie 7.3 permet déjà de répondre partiellement à cette question, car elle montre que les CP formés se sont investis dans l’entretien et ont déployé les mêmes stratégies de communication qu’ils utilisent en contexte.

Comme le montrent les commentaires des CP, le fait que les interventions soient issues d’entretiens problématiques, prélevés en situations réelles, a été primordial pour rendre la simulation crédible : « Plusieurs réponses de l'agent sont en lien avec des entretiens réels vécus dans des situations antérieures », « Des similitudes nombreuses par rapport à des entretiens vécus en termes de résistance des enseignants débutants ». Les réponses à la question « Qu’avez-vous vécu ? » montrent aussi que les CP, ayant déjà fait face à des enseignants débutants résistants, ont ressenti les mêmes émotions : « Les émotions ressenties sont très proches de celles vécues face à un enseignant, en situation d'observation. Sentiment de ne plus avoir de réponse à apporter à un moment ! ».

Cependant, d’après les réponses apportées au Questionnaire Émotions (Figure 11), les CP ont donné, sur une échelle de 1 à 6, des réponses entre 1 et 5 pour TGRIS-Ecran, entre 1 et 6 pour TGRIS-RV et entre 2 et 6 pour le jeu de rôle pour juger de leur pouvoir d’évocation. Cette répartition, légèrement moins haute pour TGRIS, peut être expliquée par le fait que certains CP novices, qui participaient à la formation, n’avaient encore pas rencontré de cas compliqués dans leur pratique. La condensation des situations problèmes ne correspond pas à un vécu quotidien (seul 20% des entretiens sont problématiques en situation réelle). Les CP ont aussi mentionné le fait qu’en situation d’entretien réel, ils peuvent s’appuyer sur des contenus d’enseignement ce qui n’était pas le cas avec l’ACA (pas d’observation de classe précédant l’entretien). Il était ainsi peut-être plus facile de trouver des similitudes avec les jeux de rôle qui étaient en moyenne 2 fois plus longs que les simulations avec TGRIS.

Figure 11 • Comparaison du pouvoir d’évocation des simulations

De plus, plusieurs améliorations peuvent encore être apportées au simulateur. Les CP ont par exemple noté que la crédibilité de la scène virtuelle dans laquelle se trouve l’ACA pourrait être améliorée avec des éléments de décors supplémentaires qui feraient davantage penser à une classe. Deux CP auraient également souhaité pouvoir utiliser différents visages pour l’ACA, afin de mieux coller à la simulation qu’ils souhaitaient recréer. En effet, seul le premier visage de l’ACA était disponible en RV pour des raisons techniques. Certains CP ont également eu du mal à se projeter dans le contexte de la simulation et auraient souhaité avoir une cinématique de l’enseignant débutant dans sa classe pour les aider à s’imaginer la scène.

Pour finir, les CP experts, qui pilotaient TGRIS, ont également souhaité pouvoir disposer d’une plus grande palette d’émotions et de gestes pour l’ACA. Comme le montre la Figure 12, ceci fait partie des fonctionnalités que nous avons améliorées tout au long de cette recherche. En effet, en 2018, TGRIS proposait des phrases qui pouvaient être combinées avec des émotions (tristesse, colère, joie...) et des gestes (croisement de bras, torse reculé...) mais le formateur devait les déclencher séparément. Sauf pour quelques exceptions, les formateurs se focalisaient davantage sur les interventions orales et ne déclenchaient que très peu d’émotions et de gestes (3,27 émotions et 1,53 geste pour 8,47 interventions en moyenne).

Figure 12 • Evolution du nombre d'émotions et de gestes exprimés par l'ACA

Avec l’aide des CP, nous avons donc associé automatiquement certaines catégories d’interventions verbales à une émotion pour qu’elle se déclenche automatiquement. Les simulations en 2019 comptaient une moyenne de 5,86 émotions pour 8 interventions en moyenne (Figure 12). Cela constitue une nette amélioration mais en voulant associer une seule émotion à chaque catégorie d’interventions, nous avons favorisé l’émotion de la colère, qui se prête bien à presque toutes les interventions. L’ACA était donc en colère pour 80% des interventions. L’année suivante, les CP pilotes ont donc souhaité réintroduire plus de variété dans les émotions en choisissant les émotions et les gestes associés pour chaque intervention. Le choix des émotions n’a d’ailleurs pas toujours été simple car plusieurs étaient possibles pour chaque intervention. Nous avons donc tenté de choisir l’émotion qui était la plus couramment mobilisée par les débutants lors d’entretiens problématiques en contexte réel. Nous avons également créé de nouveaux gestes et mimiques faciales (par ex., tête entre les mains, corps prostré en avant, main posée derrière le cou, air soucieux, regard absent). Dans les simulations de 2020, l’ACA exprimait donc presque chaque intervention avec une émotion spécifique (7,25 émotions pour 8,25 interventions). Les gestes étaient aussi bien plus nombreux (5,75 gestes) rendant l’ACA plus expressif et réaliste.

Pour finir, lors des simulations, nous avons remarqué que les CP, qui pilotaient TGRIS, utilisaient des informations qu’ils avaient sur les autres CP, pour recréer des situations problématiques que ces derniers avaient déjà vaincues. Il s’agissait parfois d’informations recueillies pendant les sessions de débriefing, autour d’un café ou pendant la pause déjeuner. Nous sommes convaincues que ce type de paramétrage fin, possible seulement par un humain, est un des facteurs clés qui permettent de recréer des situations adaptées aux formés.

Pour toutes ces raisons, nous pouvons estimer qu’il reste encore des améliorations à effectuer pour valider la QR2, notamment en termes de crédibilité de l’environnement virtuel et de l’ACA. Cependant, TGRIS semble être évocateur de situations vécues, pour les CP les plus expérimentés qui avaient déjà fait face à des entretiens problématiques, certainement grâce au contenu des interventions issues de situations réelles et aux paramétrages finement dosés de leurs collègues CP qui connaissaient leurs vécus.

7.5.3. QR3 : La RV aide-t-elle les formés à prendre conscience de leurs émotions plus facilement que le dispositif Écran ?

La comparaison entre les simulations avec TGRIS-Écran et TGRIS-RV en 2018 (7 simulations avec TGRIS-Écran et 7 avec TGRIS-RV) montre que la RV aide les formés à prendre conscience plus facilement de leurs émotions. La Figure 9, détaillée dans la partie 7.5.1, montre que les CP estiment avoir ressenti en moyenne plus d’émotion avec TGRIS-RV (4,72 sur une échelle de Likert de 1 à 6 de « pas du tout » à « tout à fait ») qu’avec TGRIS-Écran (environ 3,71). La figure présente les données issues des 3 expérimentations mais les résultats étaient similaires après l’expérimentation de 2018 et c’est la raison pour laquelle nous avons décidé de garder uniquement les simulations avec TGRIS-RV et les jeux de rôle pour les expérimentations suivantes. En effet, il est apparu que l’effet immersif de la RV a créé une expérience plus intense et a naturellement amené les CP à plus se concentrer sur les gestes, mimiques et émotions de l’agent, alors qu’ils ne les avaient presque pas perçus avec la version sur écran. La différence apparaît nettement avec les quelques CP qui ont testé les deux versions. Après avoir testé la RV, l’un d’eux note : « J’ai été vraiment déstabilisé par la posture très fermée et en colère de l’agent. Cela génère chez moi un besoin de faire parler mon interlocuteur pour comprendre les raisons de sa résistance » alors qu’après avoir testé la version écran, il note : « Cette entrée m’a moins impliqué émotionnellement que celle avec le casque RV ». D’autres CP ont noté « Une immersion plus totale. Un meilleur ressenti et perception des émotions que la version ordi. Une meilleure implication dans l'échange. », « Cette entrée virtuelle permet de se focaliser sur les mots et l'attitude de l’ACA. ».

L’expérimentation que nous avons menée en 2018 est donc en accord avec l’état de l’art : la RV propose une expérience immersive capable de faire naître des émotions chez les CP formés. La question est ensuite de savoir si cette expérience les aide à prendre conscience de leurs propres émotions. Les nuages de mot dans la Figure 9 montrent que les CP ayant testé TGRIS-RV ont été en mesure de nommer leurs émotions plus que ceux qui avaient utilisé TGRIS-Écran mais les champs lexicaux restent assez similaires : empathie, déstabilisation, doute, stress, anxiété.

Cependant, certaines de ces émotions et l’intensité avec laquelle elles sont perçues sont probablement dues à la technologie de RV. Les CP ont d’ailleurs beaucoup utilisé le mot « déstabilisant » pour décrire la simulation en RV. Pourtant, la RV n’était pas nouvelle pour plus de la moitié des CP, qui avaient testé soit le prototype TGRIS, les années précédentes, soit le jeu en RV qui leur avait été présenté en tout début de projet. Il est également important de noter que deux ou trois CP n’ont pas souhaité tester la RV par peur. Ceci peut poser problème quand il s’agit d’utiliser cet outil pour une formation. La troisième question de recherche nous semble donc partiellement validée.

7.6. Limites

Malgré une conception itérative centrée sur l’utilisateur, le recours à TGRIS dans un contexte de formation a révélé certaines limites.

Tout d’abord, des CP, parmi les moins expérimentés et qui n’avaient pas participé à une analyse de leurs propres entretiens, étaient réticents et stressés à l’idée d’utiliser TGRIS (certains allant même jusqu’à trouver une excuse pour partir avant leur tour). En effet, même si les collègues formateurs et formés se veulent bienveillants, il est toujours difficile de se mettre en scène devant un collectif de pairs, surtout quand il s’agit d’une situation qui va les mettre en difficulté. Les CP craignent la perception que leurs pairs peuvent avoir de leur performance. En outre, le dispositif TGRIS rappelle une des trois épreuves du Certificat d'Aptitude aux Fonctions d'Instituteur ou de Professeur des Écoles Maître Formateur (CAFIPEMF), lors de laquelle le candidat, futur CP, est observé et évalué par un jury alors qu’il mène un entretien avec un enseignant débutant. Sans doute les CP débutants y sont-ils plus sensibles, du fait de cette expérience stressante qui s’est déroulée dans un passé proche. Une analyse collective des transcriptions d’entretiens réels pour chaque membre du collectif est peut-être une étape importante dans la conception globale du dispositif de formation. En effet, les CP expérimentés, habitués à analyser leurs propres transcriptions d’entretiens avec l’aide d’un chercheur, étaient visiblement bien plus à l’aise avec TGRIS et se portaient volontaires. Ainsi, plus les CP ont travaillé antérieurement à l’analyse de leurs propres activités (ayant donc acquis des clés d’intelligibilité de leur pratique) et plus ils se montrent ouverts à poursuivre ce travail d’analyse sur leurs émotions avec TGRIS.

Ensuite, un seul des visages de GRETA est modélisé en 3D. On perd donc le choix des visages, que les CP avaient pourtant identifiés comme un des points forts de GRETA au début du projet. De plus, ce visage (première image de la figure 3) correspond parfaitement au stéréotype de la « professeur-femme qui présente des attributs de maternage, de douceur et de compréhension » (Delcroix, 2011). Le formateur ne peut donc pas choisir un autre visage qui serait en conflit avec ce stéréotype, ce qui pourrait pourtant être un élément important à exploiter dans le cadre d’une formation. Enfin, nous l’avons déjà évoqué, l’environnement 3D peut également être amélioré pour ressembler plus à une salle de classe de primaire.

Enfin, lors de la première expérimentation, les CP ont noté qu’il était difficile pour eux de choisir les interventions, les émotions et les gestes rapidement. À la demande des CP, nous avons donc automatisé la sélection d’émotions et gestes pour certaines interventions. Même si la dernière version de TGRIS est bien plus facile à manier, elle peut encore être améliorée. Une des difficultés majeures réside dans le fait de proposer une interface de pilotage semi-automatisé, avec assez de fonctionnalités pour que les formateurs puissent recréer les situations qu’ils ont en tête, mais de façon extrêmement simple et rapide, pour ne pas créer de coupure dans la discussion.

8. Conclusion et perspectives

Dans cet article, nous avons présenté TGRIS, un dispositif de formation intégrant un outil de simulation d’entretien en Réalité Virtuelle (RV). La situation de simulation TGRIS propose des interactions naturelles puisque l’apprenant parle directement à l’Agent Conversationnel Animé (ACA), comme il le ferait avec un humain. C’est le formateur qui déclenche les interventions, les gestes et les émotions de l’ACA, de façon à créer des situations conflictuelles, porteuses de charges émotionnelles. Le formateur a aussi la possibilité de paramétrer la situation de simulation TGRIS avec de nouvelles interventions et émotions afin de l’adapter à ses objectifs pédagogiques.

Nos expérimentations avec 32 Conseillers Pédagogiques (CP) ont montré l’utilité du dispositif de formation TGRIS. En effet, il a permis de créer des situations expérientielles engageantes dans lesquelles les CP ont mené un entretien de conseil avec un enseignant débutant virtuel. Les CP expérimentés, qui jouaient le rôle du formateur, ont naturellement simulé des débutants fermés au dialogue pour mettre en difficulté les CP en formation et favoriser leur auto-analyse de la situation vécue. Les simulations ont semblé pertinentes, car les CP ont réellement été déstabilisés par les réactions de l’ACA, et notamment par sa posture de résistance. Les simulations semblent toutefois plus adaptées aux CP expérimentés, qui avaient déjà vécu des entretiens problématiques. Ces simulations ont été porteuses d’une charge émotionnelle importante que les CP n’avaient pas vécue pendant les jeux de rôle. Les phases de débriefing conduites juste après chaque simulation ont été particulièrement riches et longues. Ces séances ont permis aux CP d’analyser les émotions ressenties et l’évocation de situations d’entretien réelles provoquées par la simulation. Ces débriefings leur ont aussi permis d’apporter un regard critique sur leurs pratiques.

D’un point de vue théorique, les expérimentations ont permis de valider certains points. Tout d’abord, la simulation d’un entretien avec un ACA, capable d’exprimer des émotions, permet de faire l’expérience d’émotions in situ. Ces émotions semblent plus intenses avec une simulation en RV. Le fait que l’outil permette au formateur de configurer les interventions et les gestes de l’ACA pour refléter des situations problématiques, issues de contextes réels, crée les bonnes conditions pour que le formé engage naturellement les manières de faire qu’il a l’habitude de mobiliser. Pour finir, l’utilisation d’un ACA présente un avantage pédagogique sur le jeu de rôle, puisque les formés peuvent exprimer leurs émotions, même négatives, sans porter de jugement sur une vraie personne.

Au vu du potentiel du dispositif TGRIS et de l’enthousiasme des CP, nous avons prévu de continuer à utiliser TGRIS pour leurs formations, quand celles-ci reprendront. Nous souhaitons également tester le potentiel de ce dispositif dans d’autres cadres de formation professionnelle. Plusieurs professionnels de santé se sont montrés intéressés pour former des médecins aux annonces de diagnostic difficile (CHU de Nantes et du Mans). Le travail sur les émotions est en effet un des points stratégiques de ce type de formation (Saint-Dizier de Almeida, 2013). Nous comptons améliorer le système d’édition pour que les formateurs puissent être capables de créer et d’ajuster les situations problématiques pertinentes. Un des objectifs est de les accompagner dans l’identification des interventions problématiques et le paramétrage d’un système de réponses semi-automatiques. En effet, nous pensons qu’il serait pertinent que les formateurs puissent paramétrer les émotions et les gestes en fonction d’un profil de « personnalité » de l’ACA.  Toute la difficulté est de ne pas dénaturer les situations problématiques avec des interventions et des émotions qui ne seraient pas en accord avec des situations réelles. Nous envisageons un système d’Intelligence Artificielle qui pourrait apprendre des simulations passées. Nous comptons également explorer d’autres solutions pour les ACA et notamment l’outil MetaHuman de Unreal Engine (https://www.unrealengine.com/en-US/digital-humans) qui propose un rendu exceptionnellement réaliste.

Pour finir, nous partageons l’idée que la conception d’une formation instrumentée par un outil numérique n’a de sens que dans la mesure où il a une valeur d’usage pour l’utilisateur. Dans notre cas, l’outil numérique s’inscrit dans la conception d’une formation, il n’est pas ici considéré comme étant en lui-même formateur pour les CP. Il peut être formateur seulement dans la mesure où il permet d’élargir et ou d’approfondir le sens de leur activité et notamment en les amenant à se questionner sur leurs pratiques professionnelles.

Le procédé de validation entrepris ici demeure évidemment tributaire de l’état provisoire de l’expérimentation. Nous avons bien conscience que l’évaluation ne pourra prétendre à une véritable consistance scientifique que dès lors que nous serons en mesure de comparer le régime des pratiques d’entretien en situation effective saisies avant et après la formation en simulation. D’un point de vue théorique en didactique professionnelle il y a, en effet, toujours un écart irréductible entre ce que l’on dit que l’on fait et ce que l’on arrive à faire effectivement.

Remerciements. Ces travaux ont été financés par Atlanstic 2020. Nous remercions également tous les Conseillers Pédagogiques qui ont participé, de près ou de loin, à la conception et à l’amélioration de TGRIS. Nous remercions tout particulièrement Gaëlle CORGNIER qui a choisi de travailler sur TGRIS pour son mémoire de Diplôme Universitaire et a ainsi contribué à son amélioration avant les expérimentations de 2020.

À propos des auteures

Iza Marfisi-Schottman est maître de conférences au Laboratoire d’Informatique de l’Université du Mans (LIUM) depuis 2013. Ses travaux de recherche portent sur les Environnements Informatiques pour l’Apprentissage Humain (EIAH) et plus particulièrement sur les Serious Games et les interactions innovantes telles que la Réalité Augmentée, Virtuelle et Mixte. Elle travaille sur des méthodes, des modèles et des outils auteurs pour que les enseignants puissent eux-mêmes concevoir leurs propres applications pédagogiques, adaptées à leurs besoins.

Adresse : Université du Mans, IUT de Laval, département informatique, 52 rue des Docteurs Calmette et Guérin, 53020 Laval, France

Courriel : iza.marfisi@univ-lemans.fr

Toile : https://lium.univ-lemans.fr/team/iza-marfisi/

Isabelle Vinatier est professeur émérite du Centre de Recherche sur l'Education de Nantes (CREN). Elle est spécialisée dans l'analyse des situations de travail et des interactions en situation de travail. Elle conçoit également des méthodes et des outils de formation professionnelle sur mesure.

Adresse : Université de Nantes, Département des sciences de l'éducation UFR Lettres et Langages, Chemin de la Censive du Tertre, 44312 Nantes, France

Courriel : isabelle.vinatier@univ-nantes.fr

Toile : https://www.univ-nantes.fr/isabelle-vinatier

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ANNEXE

1) Questionnaire Émotions donné après chaque simulation

Information sur la simulation :

• Type : TGRIS-Ecran, TGRIS-RV ou jeu de rôle

• Durée de la simulation (en minutes)

• Nom de l’ACA pour les simulations avec TGRIS

Q1. Utilisez trois mots pour décrire la simulation

Q2. Avez-vous ressenti des émotions pendant la simulation ? [Sur une échelle de Likert à 6 points de « pas du tout » à « tout à fait »]

Q2.bis. Si oui, exprimez les émotions ressenties.

Q3. Est-ce que la simulation était évocatrice d’une situation vécue ?

Q3.bis : Si oui, qu’avez-vous vécu ?

Q4. Si vous avez utilisé TGRIS, avez-vous apprécié le fait que l’agent virtuel exprime des émotions ?

Q5. Si vous avez utilisé TGRIS, avez-vous apprécié le fait que l’agent virtuel utilise des modes de communication non verbaux (geste, expression du visage) ?

2) Questionnaire Final donné à la fin de la journée de formation

Q1. Est-ce que TGRIS-Écran a été utile pour la formation ? [Sur une échelle de Likert à 6 points de « pas du tout » à « tout à fait »] (Question posée uniquement en 2017)

Q2. Quels avantages et inconvénients avez-vous notés sur TGRIS-Écran ?  (Question posée uniquement en 2017)

Q3. Est-ce que TGRIS-RV a été utile pour la formation ? [Sur une échelle de Likert à 6 points de « pas du tout » à « tout à fait »]

Q4. Quels avantages et inconvénients avez-vous notés sur TGRIS-RV ?

Q5. Est-ce que le jeu de rôle a été utile pour la formation ? [Sur une échelle de Likert à 6 points de « pas du tout » à « tout à fait »]

Q6. Quels avantages et inconvénients avez-vous notés sur le jeu de rôle ?  

Q7.  Le dispositif de formation avec TGRIS vous a-t-il permis de prendre du recul sur vos pratiques professionnelles ?  [Sur une échelle de Likert à 6 points de « pas du tout » à « tout à fait »]

Q7.bis. Si oui, qu’avez-vous remarqué ?

Q8.  Le jeu de rôle vous a-t-il permis de prendre du recul sur vos pratiques professionnelles ?  [Sur une échelle de Likert à 6 points de « pas du tout » à « tout à fait »]

Q8.bis. Si oui, qu’avez-vous remarqué ?

Q9. Voyez-vous l’intérêt de piloter l’agent virtuel de TGRIS par un humain ?

Q10. Quelles améliorations apporteriez-vous à TGRIS ?

Q11. Est-ce que vous souhaiteriez réutiliser TGRIS ?

Q12. Dans quels contextes ?

Q13. Quel est, d’après vous, l’intérêt essentiel de l’usage de TGRIS ?

 

 
Référence de l'article :
Iza MARFISI-SCHOTTMAN, Isabelle VINATIER, TGRIS, dispositif de formation professionnelle, outillé d’un simulateur d’entretien en Réalité Virtuelle piloté par les pairs, Revue STICEF, Volume 29, numéro 1, 2022, DOI:10.23709/sticef.29.1.1, ISSN : 1764-7223, mis en ligne le 16/09/2022, http://sticef.org
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Mise à jour du 3/05/23